L’humour : arme privilégiée ou exclusive des artistes de la diversité ?
Le divertissement est-il le seul secteur où des personnalités issues de minorités sont publiquement valorisées telles Nafissatou Thiam, Stromae, Kody et bien d’autres ? Dans le monde de la scène ou du cinéma, ces réussites semblent particulièrement cantonnées au domaine de la comédie. Les artistes des minorités n’ont-ils pour vocation que de faire rire ? Rencontre avec deux artistes et humoristes belges Abdel En Vrai et Sam Touzani pour répondre à cette question et les interroger sur le rôle de l’humour dans la société.
Il apparait aisément que les personnes issues des minorités accèdent potentiellement à la notoriété publique lorsqu’elles percent dans les domaines du sport, de la musique ou de l’humour. Sont-ils les seuls qui donnent accès à une reconnaissance médiatique et sociale ? Pour le jeune YouTubeur Abdel En Vrai, il faut voir les choses sous deux aspects. « Tout d’abord, les personnes de la diversité percent aussi dans d’autres domaines mais les médias ne les mettent pas en avant. Les médias aiment bien les sportifs, les musiciens, les humoristes… parce que ce sont des métiers qui sont exposés et c’est pour ça qu’on a l’impression qu’il n’y a que ça. Mais il y a peut-être un autre facteur qui joue : le fait de se dire qu’on n’est pas bon pour les études ou celui de chercher du travail sans en trouver. Du coup on extériorise tout cela à travers ces domaines-là… Je crois que c’est toute cette frustration qu’une partie de la minorité visible refoule, refonde et transforme en art. En plus, quand tu es noir ou arabe, tu dois travailler deux fois plus pour avoir la même chose qu’un d’autre. Du coup, ils travaillent effectivement plus et obtiennent plus de résultats »
Sam Touzani confirme ce biais médiatique mais souligne la popularité des humoristes sous d’autres angles : « Je pense que le rire est la politesse du désespoir et que, souvent, plutôt que d’être forcé de pleurer les choses, les gens préfèrent en rire de telle manière à ce qu’ils ne soient pas obligés d’en pleurer. En termes d’intégration, je ne sais pas si ça fait vraiment avancer les choses, mais je pense que ça aide en termes d’image et de référent positif… Je ne crois pas que nous sommes déterminés à l’avance, ni par notre culture, ni par notre appartenance. Je pense notamment que nous avons une existence qui nous forme, nous forge et que nous choisissons ce que nous voulons devenir ». Il ajoute que l’on pourrait expliquer le phénomène non pas en le reliant avec le fait d’appartenir à une minorité, mais bien avec le caractère populaire de ces divers domaines. « Je pense qu’il faut remonter à la source, non pas dans l’ethnicité mais dans les classes populaires. C’est parce que ces gens (ces minorités) sont souvent issus de classes populaires qu’ils sont reconnus. Et le rire, c’est populaire donc je pense que c’est avant tout le populaire qui ouvre la voie royale ».
L’exposition des minorités dans les domaines de l’humour, du sport et du cinéma … par les médias ne doit pas éclipser ceux qui ont aussi réussis à laisser leur marque autrement dans la société, car ce n’est qu’une partie de l’iceberg. Cependant, il semblerait que la valorisation économique engendre directement une valorisation sociale et médiatique lorsqu’elle touche les acteurs de la diversité. On peut se poser cette question : est-ce vraiment la popularité et la culture urbaine qui permettent d’atteindre le succès et la reconnaissance médiatique ? Ou bien les minorités sont limitées par une forme de plafond de verre qui les empêcherait d’obtenir de l’attention lorsqu’elles réussissent dans une autre branche ? Un secteur qui cadrerait moins avec les stéréotypes que l’on se fait du succès que peuvent atteindre des personnes issues de la diversité ?
Par exemple, l’humoriste Kody, est diplômé en sciences-politiques et il est aujourd’hui connu en tant que comédien et animateur dans l’émission « Le grand cactus » (RTBF). Aillant pourtant un domaine d’expertise intéressant, son rôle reste cantonné au registre comique. Mark Zinga, pourrait être l’exception qui infirmerait cette règle. En effet, l’acteur Bruxellois sort de ce schéma. Lorsqu’on observe sa filmographie, on remarque qu’il est arrivé à échapper aux films au scénario stéréotypé du cinéma. En effet, l’acteur interprète aussi bien des comédies comme Bienvenue à Marly Gomont, que des drames avec Qu’allah bénisse la France ou encore La fille inconnue. Ses rôles ne sont pas toujours liés à ses origines, il est l’un des rares artistes à sortir de ce carcan scénaristique du cinéma qui tendrait à lui donner des rôles que dans le domaine de l’humour où en lien avec ses origines [1].
L’humour comme média
L’humour est un vecteur universel présent dans toutes les cultures, mais qui diffère en fonction de celles-ci. Même si tout le monde ne réagit pas de la même façon face à l’humour, est-il possible de faire passer des messages à travers lui ? Est-il plus facile de partager son opinion par l’humour ? Peut-on faire prendre conscience aux gens, grâce à cet art, de ce qui se passe dans le monde ? La société actuelle fait face à des phénomènes de crispation identitaire régulièrement médiatisés et politisés, renforcés par l’ambiance anxiogène entretenue par le terrorisme. Dans ce contexte, comment les humoristes parviennent-ils à s’emparer de ces problématiques ? Pour Abdel En Vrai, l’humour est l’un des derniers vecteurs susceptibles de faire passer des messages. « Tu ne peux plus le faire autre part sans être directement attaqué, analysé… Avec l’humour, ça va encore, on rigole ensemble du même problème. Par exemple : dans une salle de spectacle, quand il y a un homme qui rigole, c’est peut-être un raciste qui va être à côté d’un noir mais ils vont rigoler ensemble de la même chose. C’est ça que je trouve fort dans l’humour. Et ça permet aussi de dire des énormités. Moi, je dis des trucs catastrophiques, si des journalistes disaient cela sur des plateaux de télévision, ça ne passerait pas du tout. Par contre, avec l’humour ça passe, ça montre que c’est sérieux sans l’être. »
Sam Touzani partage cette opinion : « Parfois, j’ai l’impression que c’est le seul moyen qu’il me reste pour lutter contre la bêtise humaine. J’ai l’impression que le rire peut, en un minimum de mots, concentrer un maximum d’idées. Vous pouvez faire mouche même si vous ne pouvez pas vous empêcher d’être dans la caricature ou une forme de caricature mais il y a aussi beaucoup de déviances. Il est dans la nature du rire d’être moqueur. Nous pouvons rire du malheur des autres et c’est cela qui nous fait précisément rire. Je pense que le rire est une mécanique très complexe qui peut malheureusement être utilisée parfois de manière perverse, par exemple lorsqu’il participe à des incitations à la haine. Et là, ça devient dangereux. L’humour peut être un accélérateur à la compréhension du monde comme il peut être véritablement un frein, un appel à la haine… Par contre, pour faire passer des problématiques sociales ou sociétales, je ne pense pas que ce soit propre à l’humour. Je pense que c’est propre aux artistes. À partir du moment où vous cultivez votre art, vous êtes obligés de questionner le monde qui vous entoure. Tous les arts vivants, que ce soit les arts de la scène ou les arts de manière beaucoup plus générale, nous aident à nous comprendre car on nous questionne et on se trouve dans une espèce d’autocritique. Le fait que j’écrive, que je joue, ça me permet de réinventer un monde mais aussi d’essayer de le transformer. Ce qui est sûr, c’est que je me laisse volontiers transformer par lui. »
Un moyen pour mieux vivre ensemble
La question de la place et du rôle l’humour au sein de l’interculturalité peut se poser. L’humour agit-il contre le racisme ? Oui, nous dit Abdel. Grâce à cet art, nous pouvons rire ensemble, et plus l’un de l’autre mais l’un avec l’autre sur un même sujet. Mais n’est-ce pas trop complexe de s’exprimer avec humour dans notre société médiatique actuelle ? Les médias imposent-ils leur vision et poussent-ils à agir d’une certaine façon pour se conformer à la « normalité » ? La réponse d’Abdel En Vrai est catégorique « Tu ne me verras jamais cracher sur une religion ou dire des vulgarités à la télévision par exemple… Pour vivre ensemble, il faut des règles et la règle principale c’est le respect. Sans respect, il n’y a pas de société et c’est l’anarchie. » Sam Touzani, quant à lui, souligne l’ambiance politiquement correcte : « Ça vous met un cadre, alors que moi, je me considère comme un électron libre et un libre penseur qui essaye de n’être sous aucune pression. Ça c’est la théorie. En pratique, c’est plus complexe car vous avez des pressions : on ne vous laisse pas parler ou bien on ne vous censure pas mais on vous pousse à l’autocensure, ce qui est pire que la censure. Je suis vigilant par rapport à ça. J’ai conscience que tous ces paramètres existent et j’essaye d’être moi-même, de devenir ce que je suis et de dire les choses même si ça choque. J’ai ce besoin de franchir les lignes pour peut-être les faire bouger mais ça, c’est propre à ma nature. »
L’humour contre les préjugés
Nous vivons dans une société marquée par des tabous à caractère moral, religieux, sexuel, ethnique… Nos sensibilités, croyances et expériences personnelles forgent notre jugement de ce qui pour nous relève ou non de l’humour. L’humour permet-il de dépasser ces tabous, de ne plus juger sans essayer de comprendre ? Pour Sam Touzani, sans aucun doute. « C’est plus facile avec l’humour que dans les autres disciplines vivantes. Mais toutes les formes d’art le peuvent. L’art transforme. L’art nous fait comprendre une idée simple, qui est de dire que personne n’est 100 % pur laine. L’art nous fait comprendre que tout est mouvant, que l’identité change, que la civilisation évolue, qu’elle part d’un point vers un autre et laisse des traces à travers la culture, les œuvres littéraires, les tableaux, les peintures, la musique. On peut facilement transformer le regard que l’on a sur le monde à travers une œuvre artistique. Je pense profondément que ça fait partie de ses fonctions. »
Si la comédie peut apparaître comme une place secondaire, voire stigmatisante, pour les comédiens issus de la diversité, elle est pourtant le genre par lequel ces mêmes comédiens estiment pouvoir contribuer à l’évolution des mentalités. Mais il ne s’agit plus de prêter à rire par leur origines mais de mobiliser le point de vue décalé qu’ils sont susceptibles de porter sur la société belge dans son ensemble. L’humour devient alors une arme qui peut se retourner contre les résistances à la multiculturalité.
Anne-Sophie Casteels et Daniel Bonvoisin
Mars 2017
Propos recueillis par Pierre-Antoine Vandendael en décembre 2016
Abdel En Vrai est un YouTubeur belge, d’origine marocaine qui est présent dans le monde des médias depuis son plus jeune âge. Aujourd’hui, il produit toujours des vidéos YouTube et agit dans le développement pour la jeunesse. Il se dit « contre l’injustice » et essaye de véhiculer des messages auprès de son audience pour inciter le changement et faire bouger les choses. www.abdelenvrai.com
Sam Touzani est un comédien, auteur, compositeur, humoriste, danseur et metteur en scène belge, d’origine marocaine. Il organise des spectacles, sketchs, danses et pièces de théâtre. Il se présente comme un électron libre, un libre-penseur qui souhaite partager ses idées en faveur d’un monde plus juste, un monde de paix. www.samtouzani.com
[1] C’est également le cas de l’actrice belge Lubna Azabal. Peu populaire chez nous elle tourne pourtant avec les plus grands réalisateurs et mène une carrière internationale d’ampleur exceptionnelle aux regards d’autres acteurs belges.