L’éducation au média numérique au service de l’insertion sociale

Mobiliser et émanciper des publics dits fragilisés est au cœur des préoccupations de l’éducation permanente. Les enjeux reposent entre autres sur l’insertion sociale des plus démunis, dans une société décrite comme exigeante, voire sans pitié, mobile et surtout, hypertechnologique. Qu’en est-il de l’éducation aux médias numériques ?

De quelles mobilisations parle-t-on, quand il s’agit de favoriser l’émancipation des publics fragiles, face aux technologies numériques ? Aux yeux du grand nombre, l’urgence pointe l’accès aux outils. En clair : la réduction de la « fracture numérique » dite de « premier degré [1] ». Celle-ci reposerait sur la mise à disposition d’une infrastructure comme condition sine qua non pour réduire la fracture de « second degré », celle qui porte sur la maîtrise des usages.

Initialement, la fracture numérique a été décrite comme une forme d’exclusion sociale de ceux n’ayant pas, peu, ou mal accès aux TIC. Cette question de l’accessibilité sature souvent le débat sur l’égalité des chances face au numérique, en le simplifiant, comme un allant de soi [2]. Comme si ouvrir l’accès à l’infrastructure, aux outils, assurer des formations techniques était suffisant pour que les utilisateurs faibles partagent spontanément les mêmes usages et les mêmes compétences que les usagers favorisés. Qui eux, n’attendent pas qu’on les rejoigne : Bourdieu et Passeron [3] ont largement démontré comment la position sociale mène à reproduire les discriminations entre les classes par l’inégale répartition du capital économique, mais aussi et peut-être surtout, du capital culturel (maitrise de la langue, du vocabulaire, accès à la culture...) et social (relations personnelles). Les positions de langage et de relations déployées par le numérique n’échappent pas à ce déterminisme. Pour prendre un exemple, les relations amicales ou professionnelles déployées dans les réseaux sociaux et les informations qui dès lors y circulent, sont discriminatoires.

Des retards à combler ?

Ainsi décrites, les inégalités peuvent-elles être atténuées ? Le sens commun appelle à penser que les déséquilibres numériques sont notés en termes de retard temporel à combler (l’accès des infopauvres à des outils aussi récents que ceux dont disposent les inforiches), ainsi qu’en termes de retard quantitatif (le nombre de connections dans une catégorie sociale donnée), plutôt que sur un plan qualititatif (se connecter, pour quoi faire et avec qui ?).

Cette lecture repose au fond sur une idéologie du progrès matériel, transposée sans finesse à l’univers numérique : du nombre de connectés devrait jaillir l’utopie égalitaire, démocratique et participative fondée sur l’intelligence partagée [4]. Ou, comme le suppose François Galichet : « la question est de savoir si à cette utopie, qui est manifestement d’orientation libérale, qui manifeste, pour ainsi dire, l’essence même du libéralisme, son idéal intrinsèque, sa finalité ultime (une communication généralisée qui est en même temps une compétition généralisée), on peut en opposer une autre, et laquelle [5]. »

Ainsi, la question des usages effectifs des TIC apparait-elle centrale. Non envisagée ainsi, l’éducation numérique ne peut que consolider les inégalités existantes : la fracture se révèle un effet des inégalités observées, plutôt que leur cause. Elle sépare les usagers créatifs et critiques de ceux qui n’y voient qu’un outil à savoir utiliser.

L’éducation technologique au service des élites

La fracture numérique ne peut pas se résorber sans une politique d’appropriation des usages : la cécité du tout à l’équipement montre à quel point la migration ordonnée vers les interfaces digitales, consistant à vouloir réduire les discriminants statistiques portant sur l’accessibilité et les usages des outils, reste impensée. Il suffirait ainsi de donner accès à l’informatique, d’apprendre à maitriser la technologie, sans regard critique, pour que tout un chacun puisse en percevoir spontanément les enjeux et les effets psychosociaux et économiques. De manière paradoxale, les discours les plus entendus préconisent l’accessibilité numérique comme vecteur d’intégration sociale tout en développant une vision prohibitive ou dissuasive qui agite le spectre des risques et des dangers liés aux contenus numériques.

C’est bien d’appropriation culturelle et sociale du numérique qu’il s’agit. La maitrise technique aurait en réalité un effet neutre sur le plan de l’insertion citoyenne. La focalisation actuelle sur les risques et les dangers d’Internet, si souvent remuée auprès des personnes inexpérimentées, ne serait qu’une manière de mettre à distance ces publics qu’on cherche pourtant à connecter aux contenus numériques. Or, ces risques sont inhérents à Internet, qui n’est jamais qu’une mise en réseau d’émetteurs et de récepteurs, et dont l’intérêt repose précisément sur le potentiel émancipateur qui justifie l’ouverture aux incertitudes de ces relations sociales numériques.

Dans un monde où l’accès aux marchandises matérielles constitue un enjeu existentiel, la possession des technologies apparaît comme une finalité. Tout concourt dès lors à s’aliéner à ces nouveaux fétiches marchands là où l’éducation critique à leur usage cherche au contraire à se délivrer du mirage technologique pour accéder à la richesse sociale et culturelle que pourtant, il recouvre et permet.

Dès lors, si l’on veut développer une politique d’insertion sociale et citoyenne des plus démunis sur le plan numérique, il faudrait se détourner de la seule question des critères quantitatifs de connectivité, mais au contraire, se concentrer sur un certain nombre de points ainsi formulés par Bruno Olivier : « garder la maitrise des choix logiciels et des systèmes d’exploitation ; poser le problème de l’accès aux contenus pour les populations excentrées ou défavorisées ; s’appuyer sur des réseaux sociaux existants pour développer des usages ; ne pas supposer que la seule distribution de matériels (a fortiori périmés) va résoudre quoi que ce soit ; envisager des politiques globales dans lesquelles l’aspect technique n’est pas le premier, mais se voit subordonné à des objectifs sociaux et politiques ; ne pas dissocier le choix des équipements des usages projetés ; envisager l’intervention d’institutions déjà engagées dans l’usage des TIC pour motiver et former de nouveaux secteurs de la population [6]. »

Pour les acteurs de transformation sociale, la question de l’éducation au média numérique est à placer dans cet ensemble. Comme le précise le Cadre de compétences en Education en médias [7], à côté de la dimension technique à laquelle les utilisateurs débutants doivent être initiés, deux compétences sont fondamentales : informationnelle et sociale. C’est sans doute là que les enjeux d’insertion sont les mieux mis en évidence, en mobilisant la réflexion critique du citoyen sur le cadre dans lequel il opère.

Informer et réseauter

La compétence informationnelle vise « le contenu des médias et les systèmes de représentations qu’ils utilisent et impliquant la capacité du lecteur à en tirer du sens en fonction de ses ressources intellectuelles et culturelles [8] ». La compétence sociale, elle, découle du fait que les médias sont des supports de communication au sein de communautés. De ce fait, les interactions qui s’y jouent peuvent laisser la place à la réflexion personnelle et collective, à l’engagement social, politique et citoyen.

Se former aux médias numériques invite ainsi à la réflexion critique sur le positionnement de chacun dans son milieu et sur les choix qu’il pose pour que, dans ce secteur de la vie socio-économique, il soutienne les comportements et les idées qui aident la société à avancer vers plus de justice sociale et d’épanouissement personnel et collectif.

Cette vision inspire les quelques programmes d’insertion citoyenne et sociale qui misent sur l’éducation critique aux medias numériques, à l’instar du programme d’éducation permanente Tous Homonumericus, proposé par l’asbl Media Animation [9]. En effet, sur le plan de la compétence informationnelle, rares sont les publics qui ne disposent d’aucune expérience préalable d’une connexion sur le net, et Google est déjà bien connu de la plupart. Mais l’éducation au media souligner les limites et les enjeux culturels, sociaux et politiques de ces services si populaires. Elle veut à la fois armer technologiquement l’utilisateur et susciter une prise de recul sur ces mêmes outils. Ainsi, en matière de recherche en ligne, au-delà de la procédure technique (choix du moteur, de mots-clés, syntaxe de recherche …),de l’identification des critères de référencement des sources, de positionnement et de lecture des résultats émis par un robot, l’éducation au media alimente la démarche critique qui favorise à la fois l’appropriation et l’émancipation.

Sur le plan de la compétence sociale, la réflexion critique vise à favoriser l’identification de personnes « à haute valeur ajoutée » qu’on décidera de suivre dans des réseaux comme Facebook ou Twitter, de sorte à sélectionner des sources d’information sur la base de critères qu’on aura soi-même définis.

L’approche dédiabolisante propre à l’éducation aux medias, fait ainsi le pari de la capacité de chacun à sortir du clivage entre « ceux qui savent et évitent les dangers » et « ceux qui ne savent pas et prennent des risques ». L’enjeu est au fond, outre la réduction des fractures numériques, de s’interroger sur la place que la technologie peut ou doit avoir au sein d’une société plus juste et plus émancipatrice.

Yves Collard

Cet article a également été publié dans Nouvelles technologies : gadget ou vecteur pédagogique en ISP ?, L’essor n°82, L’interfede, octobre-décembre 2017, www.interfede.be/siteprovisoire/?page_id=57

[1Préparation de la deuxième phase du plan national de lutte contre la fracture numérique 2011-2015, Rapport final, SPP Intégration sociale, 2010, p. 30, http://www.mi-is.be/be-fr/doc/fracture-numerique/preparation-de-la-deuxieme-phase-du-plan-national-de-lutte-contre-la-fracture,

[2Rappelons-nous que la télévision, elle aussi, a nourri l’espoir d’éteindre l’analphabétisme dans le monde en résolvant les problèmes d’inégalités éducatives.

[3P. Bourdieu et J.-Cl. Passeron, Les Héritiers, 1964, rééd. Minuit, coll. « Le sens commun », 1994.

[4Par exemple, l’accent sur le numérique de la Déclaration gouvernementale de la nouvelle coalition wallonne se focalise sur l’accessibilité à la technologie, en termes notamment d’équipements scolaires ou de fibre optique : plus de terminaux, plus de vitesse. Déclaration de politique régionale 2017, Gouvernement Wallon, 24 août 2017, gouvernement.wallonie.be/d-claration-de-politique-r-gionale-2017

[5Fr. Galichet, La pédagogie comme fondement d’une utopie éthique dans « Peut-on vivre sans illusion », l’esprit du temps, 2006/1, pp.101-106, https://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2006-1-page-101.htm

[6Br. Ollivier, Fracture numérique : ne soyons pas dupes des mots, dans « Fractures dans la société de connaissance », Revue Hermes 2006/2 n°45, pp. 33 à 40.

[7Voir et télécharger sur le site du CSEM, Conseil Supérieur de l’EAM : http://tinyurl.com/ojcq7uk

[8Idem : page 13

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