Jeu vidéo : un langage kinésique pratiqué par plus d’un milliard de personnes sur terre
Regarder une personne jouer aux jeux vidéo sans être soi-même impliqué est toujours particulier : entre action et inaction, contemplation et gestuelle, l’activité vidéoludique suscite une posture bien distincte d’un spectateur de cinéma ou de télévision. Une posture qui, a elle seule, en dit long sur l’esthétique du jeu vidéo. En deçà de la question des représentations et de l’imaginaire du jeu vidéo : qu’est-ce qui fait la singularité du langage du médium vidéoludique ? Pourquoi cette expérience attire-t-elle plus d’un milliard [1] de joueurs à travers le monde ?
Pour comprendre le langage de base du jeu vidéo, il faut revenir aux fondamentaux : comment y joue-t-on ? En questionnant le mode d’interaction joueur-machine et spécifiquement son langage, il est possible de comprendre les modalités de l’activité vidéoludique et ses conséquences logiques sur l’esthétisme du média questionné. Une approche du jeu vidéo par son langage le plus fondamental (il ne s’agit pas ici de questionner l’imaginaire ou la cognition humaine) montre que la compréhension d’un média ne passe pas uniquement par l’étude de son contenu.
L’Homme et la machine : tout un dialogue
Pour comprendre le système interactif qui s’offre à l’utilisateur de jeu vidéo, il faut d’abord décomposer son environnement à la fois ludique et interactif. En reprenant le schéma de la structure interactive d’un jeu vidéo [2]], trois composantes émergent et constituent la base de l’interaction Homme-machine : l’input (le joueur appuie sur un bouton, clique…), le compute (la machine calcule et traite les inputs numériquement), l’output (un résultat s’affiche à l’écran sur base du traitement de la machine). De manière très synthétique : le joueur insère donc des inputs dans la machine, elle-même « répond » au joueur via l’écran d’affichage.
Dès l’instant où il commence à jouer, le joueur se trouve pris dans une boucle dialogique entre la machine et lui. Le joueur n’a de possibilité que ce langage tactile pour communiquer avec sa machine. Cette dernière répond au joueur de différentes façons : son, image, sensation (vibration), marge de manœuvre modifiée (pénaliser le joueur avec une fin de partie) etc. De la sorte, il enclenche un cycle d’interactions où lui-même et la machine interagissent avec leurs codes respectifs (les inputs du joueur versus les réponses numériques de la machine). La réponse de la machine va être la base sur laquelle le joueur va s’appuyer pour relancer le dialogue et ainsi continuer à jouer (ou pas).
Entre acteur et spectateur : le spectacteur
Le joueur n’est pas un spectateur de film. Sa posture n’est pas la même et ici se trouve le point de départ de la compréhension de l’activité vidéoludique. La notion de spectateur de film a très longuement été travaillée, et les différents travaux sur la question ont permis de conclure que la réception des médias audiovisuels est un travail cognitif complexe qui conteste toujours plus l’image du spectateur passif et amorphe [3]. Cependant, si on reconnait bel et bien ce travail mental de réception au spectateur filmique, il se différencie toujours du joueur. Lui, il cumule cette capacité de réception cognitive avec une certaine gestuelle (ou kinésique) : le joueur clique, pointe, et appuie sur des touches. Il doit maîtriser un certain langage kinésique pour interagir avec la machine. Il implique son corps (à plus ou moins grande échelle) et le met en mouvement lors de son expérience vidéoludique pour s’immerger dans le virtuel.
Le joueur ne se trouve donc pas seulement dans une posture spectatorielle. Ainsi, il est tantôt en mouvement (appuyer sur des touches, glisser son doigt sur un écran) et tantôt en contemplation face à l’écran (regarder sans être physiquement actif). Cette attitude bipolaire est un point de démarcation fondamental entre la « réception » du cinéma/télévision et la pratique du jeu vidéo. Ce tissage entre intervention et contemplation donne naissance à ce que certains appellent un « spectacteur » [4]. Ce terme incarne le joueur à mi-chemin entre le spectateur filmique et l’acteur. Inutile de dire que le joueur n’est ni totalement l’un ou ni totalement l’autre profil, il s’agit bien d’un intermédiaire : il doit agir sur sa manette, clavier pour dialoguer avec le système (il est acteur) mais il a une marge de manœuvre limitée dans un dispositif codé (il est spectateur). La posture du joueur n’est donc pas uniquement perceptive mais plutôt perceptive et gestuelle.
Par souci d’efficacité, le langage vidéoludique va souvent proposer une certaine répétition des mouvements à produire en inputs pour communiquer avec la machine. Dans un même jeu, les touches ont souvent les mêmes fonctions (naviguer dans l’espace, gérer les caméras, poser une action, ouvrir un menu…). Si d’un point de vue kinésique cela peut sembler extrêmement répétitif, il s’agit d’un point très important pour favoriser l’immersion et plonger le joueur encore plus dans un état… de spectacteur : « À force de répétition, des enchainements sont routinisés au point de ne plus mobiliser la conscience réflexive, et les sensations s’étendent dans les objets qui se font prothèses perceptives » [5]. L’enjeu ici est bien de comprendre l’état spectatoriel particulier qu’est celui de joueur et non d’émettre un jugement sur un spectateur qui serait devenu une sorte d’automate à peine capable de répondre à une logique d’action-réaction vis-à-vis d’une machine. Cependant il est intéressant de noter que si le public répète et routinise ses réflexes moteurs à la pratique du jeu (taper sur des touches…), il s’accoutume au langage du jeu vidéo. De fait, les joueurs sont de plus en plus compétents (car entrainés par ses réflexes kinésiques) pour jouer. Un joueur doit avoir une prise en main aisée de la technologie (son clavier, sa manette de jeu…). Au plus, sa prise en main sera confortable au plus son état d’immersion dans le jeu est grand et l’expérience de jeu est favorable.
L’existence d’un public habile et friand de l’expérience de jeu est une donnée importante pour une industrie qui pèse plusieurs milliards de dollars et qui cherche à fidéliser son public. En effet, l’industrie du jeu vidéo doit pouvoir compter sur son public (qui apprécie l’expérience vidéoludique) pour continuer à développer et vendre ses produits.
L’immersion ou l’art de taper sur des touches
Et puisque le dispositif vidéoludique propose un accueil de la gestuelle, très logiquement son objectif va être de l’exploiter au mieux en créant un esthétisme de la mise en scène virtuelle de la gestuelle du joueur : comment traduire la gestuelle (les inputs du joueur) en un espace ludique virtuel ?
L’ingéniosité vidéoludique ne manquera de proposer plusieurs réponses à cette question. Alors que certains jeux proposent des univers où le joueur doit manipuler sa commande pour se diriger et explorer un univers diégétique en vue de réaliser une quête (en tapotant sa souris, son clavier, sa manette…), d’autres poussent jusqu’à la caricature en faisant de la gestuelle du joueur une simulation au « premier degré ». La Wii (console Nintendo) illustre au mieux cette exploitation kinésique du joueur en proposant des simulations, par exemple sportives (kayak, boxe…) où le joueur est invité à reproduire exactement les mêmes mouvements que le sport représenté à l’écran. L’immersion est grande,… tellement grande qu’elle se confond avec la pratique réelle de ce sport. Les consoles portables jouent également sur ce rapport à la mouvance en proposant des jeux où il faut tourner sa console portable, glisser son doigt ou encore souffler sur l’écran. Les studios ne cessent d’innover les modalités d’inputs du joueur.
Dès l’instant où le mouvement devient l’esthétisme du jeu vidéo (au même titre que la vision est une forme esthétique pour le cinéma), il va de soi que c’est la traduction de la gestuelle du joueur en action représentée à l’écran qui va primer dans le jeu vidéo. La conséquence directe de ceci est que les images du jeu vont se présenter comme exigeant des actions par le joueur. Et ce dans le but de réinviter le joueur à perdurer le dialogue avec sa machine. Le joueur va être sollicité sans cesse par la machine pour passer à l’action d’un point de vue physique en mettant en représentation une série d’épreuves ou d’objectifs : réflexe, mise en récit, exploration, exploit sportif... Ainsi, tout devient prétexte à l’action en invitant le joueur à se mouvoir de différentes manières.
Conclusion : un milliard de spectacteurs
Si la plupart des approches concernant les jeux vidéo s’intéressent au contenu pour en déceler diverses problématiques : violence, addiction… Très peu traitent la question du jeu vidéo en tant qu’expérience médiatique. Or ici l’expérience d’être spectacteur dans un cadre ludique est plutôt singulière puisqu’elle n’est pas proposée dans d’autres médias : télévision, livre, cinéma... Il s’agit d’une des clés qui explique que l’industrie du jeu vidéo a réussi à créer un marché (plus d’un milliard de joueurs à travers le monde) économique sur base de son langage médiatique propre.
Le processus de répétition du langage vidéo ludique fidélise le public. Le public qui sera au rendez-vous pour toujours profiter de cette expérience si unique et qui vivra tant que son public le voudra.
Martin Culot
Mai 2014
[1] http://venturebeat.com/2013/11/25/more-than-1-2-billion-people-are-playing-games/ (page consultée le 05/06/2014)
[2] Alvarez, J., Djiaouti, D., Jessel, J.-P., Methel, G., Molinier, P., Morphologie des jeux vidéo, 2007, http://dams.cv.free.fr/files/articles/%5Bh2ptm07%5D_morphologie_des_jeux.pdf [page consultée le 25 septembre 2013
[3] Sur le sujet, on consultera : Macé, É., Les imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, Editions Amsterdam, 2006 ou encore pour une analyse plus succincte : Bonvoisin, D., Face à l’information, la diversité. www.media-animation.be/Face-a-l-information-la-diversite.html [page consultée le 24 septembre 2013].
[4] Amato, E.A., Weissberg, J.-L., Le corps à l’épreuve de l’interactivité : interface, narrativité et gestualité, 2003, site de l’OMNSH : http://www.omnsh.org/ressources/420/le-corps-lepreuve-de-linteractivite-interface-narrativite-et-gestualite [page consultée le 24/09/2013].
[5] M. Roustan, La pratique du jeu vidéo : expérience de « réalité virtuelle », site de l’OMNSH, http://www.omnsh.org/ressources/452/la-pratique-du-jeu-video-experiences-de-realite-virtuelle [page consultée le 24 septembre 2013].