Infodémie, infobésité : l’autre virus
Une crise peut en cacher une autre : nous sommes, en Belgique comme partout ailleurs, exposé·es à une flambée d’informations : certaines authentiques, d’autres incertaines, contradictoires ou fausses. Avec « infodémie » et « infobésité », le vocabulaire des médias emprunte désormais au registre du pathologique. Pourquoi théories complotistes et fake news sont-elles désormais si virales ? Vivons-nous une crise de la démocratie de l’information ? Les réponses sont multiples et sont notamment d’ordre socio-technique : elles établissent un lien entre les interfaces numériques et leurs usages sociaux.
Les motifs d’adhésion aux fake news et théories du complot ont été largement décrits, surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001. Sur un plan sociologique, les explications foisonnent. La principale évoque l’émergence d’une parole dissidente du discours dominant, celui des expert·es scientifiques, médias mainstream, autorités publiques, voire institutions éducatives : « En battant en brèche les vérités « autorisées » et les thèses officielles, le dénonciateur du complot cherche, semble-t-il, à ouvrir les yeux de ses contemporain·es. Il se donne pour mission de les déciller ; de leur exposer l’évidence pour dissiper les ténèbres. Libre penseur incorruptible, expert-citoyen, son discours, dit-il, n’engage que lui, mais se fait, en même temps, le relais de tous ceux qui n’ont pas le loisir de parler publiquement – les sans-voix [1] ».
Pour souligner la thèse à trait épais, la diffusion de fake news, dont il faut bien avouer qu’elles s’affichent rarement comme telles, est une arme protestataire. Elle rend publique la revanche du déclassé face aux élites, un thème mobilisé par les observateurs pour décrire l’emballement populaire autour du professeur Raoult. Dans la foulée, à cette explication s’ajoute celle de la gratification sociale récoltée par qui révèle une information cachée : c’est la figure du scoop, ou de l’alerte, qui peut par ailleurs assurer une source de revenus sur le Net à celle ou celui qui voudrait en tirer un profit commercial.
Les spécialistes des rumeurs rappellent que de nombreuses fake news liées au covid-19 dépoussièrent d’anciennes légendes urbaines. Propagation du virus activée par la 5G ? La pandémie de grippe espagnole de 1918 l’aurait été par les ondes radio. Création volontaire du covid-19 ? L’histoire du virus Ébola [2] se répèterait ainsi. Masques imbibés d’anesthésiant livrés en porte-à-porte ? La rumeur actualise celle des faux vendeurs de parfum qui endorment leurs victimes avec du chloroforme. Rien de neuf sous le soleil.
Ces explications communes cachent une question plus embarrassante. L’essor des fake news est-il un effet collatéral de la salutaire démocratisation du savoir via les interfaces numériques ? Explication en quatre points.
Conversation de masse
La multiplication des supports de communication Peer-to-Peer libère et facilite la diffusion des informations non contrôlées. Réseaux sociaux numériques ou applications de messagerie ont donné naissance à un puissant environnement médiatique individuel, fort peu filtré, et ne nécessitant qu’un faible investissement financier. La frontière entre mass-médias et communication interpersonnelle s’en trouve effacée. Devenue modèle dominant, la conversation individuelle de masse (pardon pour l’oxymore) peut accélérer les mutations virales et désordonnées du contenu de l’information. Les fake news y court-circuitent les lignes éditoriales validées. Une information fausse peut ainsi se voir diffusée massivement, d’autant plus aisément qu’elle est personnalisée selon les attentes de son audience : « Dis-moi à quelle fake news tu crois, je dirai qui tu es… ».
Balkanisation de la pensée
L’audience, parlons-en. D’un point de vue technique, les algorithmes complexes des moteurs de recherche donnent d’abord accès aux informations allant dans le sens de ce qu’on y attend, une sorte de tri sélectif basé sur les préférences de chacun·e. Cette présélection empêche les plus convaincu·es de chercher une information opposée à leurs schémas mentaux, et tend à survalider leur idée première. Gérald Bronner montre combien le biais de confirmation constitue un « mécanisme cognitif particulièrement efficace lorsqu’il s’agit de légitimer et de pérenniser ses propres croyances. L’esprit de celui qui adhère avec force à une thèse tend à se focaliser sur et, partant, à ne retenir que les faits qui confirment ses attentes, sans égard pour le poids de ceux qui les infirment [3] ».
Plus on cherchera des résultats confirmant l’efficacité de tel traitement du virus, plus on les trouvera. Et, dans les réseaux sociaux, qui reposent sur un principe d’affinités collectives, plus on rejoindra une communauté d’ami·es qui pensent pareillement et partagent les mêmes informations. Voire même, on refusera la contradiction, à l’instar du groupe Facebook « Ensemble citoyens ! Liberté et Santé ». Ce groupe annonce dans ses objectifs : « citoyens soucieux de la crise sanitaire, du déploiement de la 5G et d’un possible projet de vaccination de masse, notre objectif principal est de rassembler des citizens qui veulent agir ENSEMBLE pour défendre leurs droits avec l’aide d’appuis juridiques et d’avocats. Le partage de liens est bienvenu par contre, la confrontation et les avis divergents même s’ils sont enrichissants ne sont pas l’objectif principal de ce groupe Facebook ».
Dans cette époque de crise, cette fonction communautaire est rassurante car elle brise notre isolement de façon littérale [4] : « dis-moi à quelle fake news tu adhères, je te dirai qui tu fréquentes … ».
Supermarché du savoir et de la croyance
Jusqu’il y a peu, l’accès à la littérature scientifique était réservé à quelques happy few, chercheuses ou étudiants suivant un apprentissage complexe leur permettant de mettre un document en perspective, de le nuancer, et de percevoir sa place dans un ensemble. Très loin du modèle erratique des recherches ponctuelles menées sur Internet qui consistent à poser une question et s’arrêter à la première réponse acceptable, sans s’inquiéter de la validité des sources et de la crédibilité de son auteur·e. La méthode complotiste généralise la critique des discours de référence, dans une attitude de combat intellectuel assez sain.
Mais dans le même temps, elle ponctionne quelques articles marginaux dans la littérature scientifique, les surexploite, les distord pour, au final, discréditer de manière dogmatique les points de vue opposés à ses thèses. La méthode détourne ainsi la critique de sa fonction initiale. Car d’un côté, elle prétend mener un travail de critique de l’information, généralement sur la base d’un doute menant à la révélation d’une réalité dissimulée, de l’autre, elle s’abstient voire se prémunit du doute sur les propres informations qu’elle énonce.
Pareil, à propos des médias : « tous menteurs », à moins qu’ils ne relaient la « bonne » information. On mesure là l’écart entre des convictions par nature irréfutables et des méthodes scientifiques ou journalistiques. Ces deux activités, scientifique et journalistique, reposent sur la vérification des faits ou observations, et, partant de là, la remise en question des premières hypothèses.
Comme toujours, s’y ajoute l’émergence de théories irrationnelles sur les faits que la science peine à expliquer. Le but ? Tenter de … rationnaliser l’inexpliqué. Car dans la vision complotiste, rien ne peut être dû au hasard. Tempête sur la mer Egée ? Les Grecs anciens l’attribuaient à une colère divine. 1665 : la grande peste de Londres éclate, annoncée par le passage d’une comète, un an plus tôt. Dans certaines consciences contemporaines, la foudre covid-19 marque la revanche de la nature courroucée par la technologie. Autrement dit, l’émergence de ce virus ne serait pas neutre. Elle serait liée au dessein de la Nature de nous sanctionner. C’est ainsi qu’ont été interprétées toutes les grandes épidémies, par le passé : « dis-moi quelle fake news tu diffuses, je te dirai ta vision du monde ».
La quantité de vues fait loi
Dans cette crise covid-19, la démocratisation de nos capacités de diffusion sur le net génère un effet palpable. Des propagandistes, apprentis sorciers ou experts autoproclamés aux titres aussi créatifs que « accoucheur de potentiel », ou « catalyseur de changement », livrent sans nuance leurs théories les plus hardies sur, en vrac : les volontés eugénistes de Bill Gates et de l’OMS, l’origine humaine du coronavirus, les remèdes miracles, les guillotines édifiées pendant l’épidémie H1N1 et installées aujourd’hui dans des camps de concentration promis aux réfractaires aux vaccins, l’épandage de virus par des avions, ou encore les applications de traçage sanitaire [5], … Fournissant des explications spectaculaires, les dépositaires de ces théories aux millions de vues sur YouTube s’encombrent peu de précautions méthodologiques. Ils ont une visibilité bien supérieure à celle d’une publication prenant la poussière dans une bibliothèque universitaire. La quantité de vues fait ici la qualité du contenu : « Dis-moi qui tu suis, je dirai ce que tu crois... ».
Où est le problème ?
Le doute est vertu. La liberté d’expression ne souffre de nulle contradiction. Le problème est ailleurs. La profusion et la diffusion d’informations audacieuses ou fantaisistes aboutit à l’inverse de l’idéal démocratique qu’elles revendiquent. Le raisonnement conspirationniste prend le doute comme prémisse à son argumentation. Mais, à l’inverse de la démarche scientifique-type, il refuse la plupart du temps d’exposer la potentielle incertitude ou précarité de sa méthodologie. Il entend semer le doute en argumentant sur des faits qui n’appellent pas à la contradiction.
Saturant ainsi le débat de fond, le conspirationnisme fige les différents points de vue ailleurs que sur le terrain éthique, et empêche un vrai débat. Quand la discussion sur la 5G porte sur l’affirmation qu’elle activerait la dispersion du virus, la question de savoir si nous avons besoin de cette technologie est oubliée. Quand on avance que le pouvoir profiterait du vaccin pour inoculer une micro-puce, le débat sur la liberté du choix thérapeutique est tué dans l’œuf. Quand on affirme que Bill Gates veut réguler la population, la question de la concentration du pouvoir aux mains de quelques industriels est atrophiée. En investissant le terrain pseudo-scientifique ou journalistique, les complotistes assèchent les questions éthiques fondamentales au profit d’un propos dogmatique et stérile entre leurs partisans et leurs adversaires. Bien malgré eux, ils se trompent de doute.
Yves Collard
Pour aller plus loin : https://www.youtube.com/watch?v=kmFiEf9P7UQ&fbclid=IwAR1lNr-CTB2ibZi2UGLAgPLqFI4po3_1PZmY_NiljWyNV_yVAWJ8-MIR6zA
Télécharger le texte :
[1] Loïc Nicolas, L’évidence du complot : un défi à l’argumentation. Douter de tout pour ne plus douter du tout, « Argumentation et Analyse du Discours » [En ligne], 13 | 2014, URL : http://journals.openedition.org/aad/1833 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.1833
[2] Comme son nom l’indique, elle est due au virus Ébola, qui appartient à la famille des filovirus. Elle est apparue en 1976, lors de deux flambées simultanées, l’une à Yambuku, un village près de la rivière Ébola en République démocratique du Congo, et l’autre dans une zone isolée du Soudan. On ignore l’origine du virus mais les données disponibles semblent désigner certaines chauves-souris comme hôtes possibles. Source : Organisation Mondiale de la Santé, https://www.who.int/csr/disease/ebola/faq-ebola/fr/
[3] Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël Impacts, Paris, 2009.
[4] Olivier Klein, « Psychologie sociale du coronavirus (épisode 13) : Le complotisme, meilleur des anxiolytiques ? » blog « Nous et les Autres », 20 avril 2020.
[5] Autant de thématiques que l’on trouve exposées sur cette chaîne YouTube : https://www.youtube.com/user/promethee1961