Quand Nani Moretti couche l’église sur un divan
Habemus Papam
Hors de l’académisme d’un certain cinéma italien, Nanni Moretti poursuit son chemin. Avec la sortie du film "Habemus papam", il tente de décortiquer ce qui peut habiter un individu face à son monde : ici, un Cardinal élu Pape par ses pairs. Le thème de la psychanalyse traverse à nouveau l’œuvre de ce cinéaste, souvent acteur dans ses films.
Né en 1953, Nani Moretti commence tôt le cinéma. Dès la fin de sa scolarité et sans formation spécifique, il réalise en 1973 son premiers court-métrage en super 8 où déjà, il apparait, et dont le titre, Paté de bourgeois, laisse supposer une certaine férocité sociale. Acteur/réalisateur, il manifeste rapidement un ton irrévérencieux, ironique et réaliste à mi-chemin entre la comédie, la critique politique et l’autobiographie, un ton qui charmera le monde du cinéma et lui ouvrira systématiquement les portes des Festivals. Dès 1978 et son second long métrage Ecce Bombe, il devient un sociétaire de Cannes dont il remporte la Palme d’Or en 2001 avec La Chambre du fils.
La griffe Moretti, c’est incontestablement lui-même. En incarnant presque systématiquement le personnage principal de ses films, il imprime une empreinte personnelle, voire narcissique, sur son œuvre. Celle-ci tranche d’ailleurs nettement avec le cinéma italien classique qui, dans les années 80, connaît un déclin brutal face à la concurrence de la télévision privée et des chaînes de Berlusconi, orientées vers le divertissement.
Tournant résolument le dos à l’académisme qu’il reproche aux cinéastes de la génération qui le précède [1], Moretti devient le chef de file du cinéma italien qui survit à la crise, un cinéma aux mises en scène moins grandioses, plus ancré dans une Italie contemporaine franchement désabusée. En 1986, il fonde sa propre maison de production, la Sacher Films, avec laquelle il produira désormais tous ses films ainsi que ceux d’autres réalisateurs de la Péninsule.
Les piliers du cinéma Moretti
Bien qu’il n’ait jamais réalisé de films militants ou porteurs d’une cause précise [2], son ancrage à gauche est manifeste. La politique chez Moretti est souvent un thème sous-jacent qui anime émotionnellement ses personnages (sans que ce thème soit exclusif). Plutôt que plaider la cause ouvrière à l’aide d’une grande fresque historique, Moretti racontera l’histoire d’un militant désabusé ou manifestera la joie de son alter-ego fictionnel à l’annonce d’une victoire des socialistes aux élections, comme dans Aprile en 1998. C’est la politique comme positionnement citoyen, du point de vue de l’électorat, de l’adhésion idéologique à la gouvernance ou son rejet, que Moretti explore. Dans la vie, il est d’ailleurs une figure publique qui s’affirme à gauche sans pour autant se lancer lui-même dans la lutte pour le pouvoir.
Cette perspective sur la politique est plus généralement symptomatique des dimensions autobiographique et individualiste de son cinéma. A travers ses films, Moretti déploie les angoisses qui l’habitent, son expérience de vie et, régulièrement, des éléments ouvertement personnels comme son métier de cinéaste (Sogni d’oro, 1981), sa lutte contre un cancer (Journal intime, 1994) ou la naissance de sa fille (Aprile, 1998).
Enfin, Moretti accorde une place importante à la psychanalyse. C’est avec La Chambre du fils, qu’il va le plus loin sur ce thème grâce à une fiction convaincante sur le travail du deuil. Il y filme le désespoir d’une famille dont le fils aîné décède accidentellement. Il y incarne le père, un analyste en plein désarroi. Si les concepts de la psychanalyse sont régulièrement évoqués dans son cinéma, la psychologie y occupe une place centrale. En effet, la quasi-totalité de son œuvre repose sur la confrontation entre des personnages et leur environnement, sous le signe de l’angoisse, voire de la névrose.
C’est à travers l’attitude de ses personnages que Moretti explore les contradictions contemporaines et propose une équation entre individu et société qui constitue un moteur fondamental de son cinéma. Ironie et irrévérence, politique et gauche, individualisme et psychanalyse, les thèmes qui font la réputation de Moretti ne laissent forcément pas indifférent lorsqu’il tourne sa caméra vers le Vatican et la personne du Pape. En 1985, il avait déjà abordé la prêtrise avec La messe est finie où il campait un curé en plein questionnement sur sa place dans la société moderne.
Tirez pas sur l’ambulance
Présenté à Cannes en mai dernier, Habemus Papam en est revenu bredouille mais a reçu un accueil enthousiaste de la critique. Nous sommes donc à Saint Pierre de Rome. Le pape est mort et un nouveau pape est appelé à régner. Réunis en conclave, les cardinaux ne semblent pas enthousiastes à l’idée d’être investis de la fonction pontificale. Les tours de votes désignent finalement le cardinal Melville, un homme d’Eglise discret qui ne s’attendait pas à une telle charge. Campé par Michel Piccoli, qu’on a beaucoup de plaisir à retrouver sur grand écran, le nouveau pape est soudain saisi d’angoisse et ne parvient pas à affronter la foule des fidèles qui campent sur la place, impatients de voir apparaître leur nouveau berger. La dérobade du successeur de Saint Pierre plonge l’institution dans l’incertitude et suspend l’ordre sacré des choses.
Dès lors, pour résoudre cette crise personnelle, on fait appel à un psychanalyste, campé par Moretti, pour venir au chevet de l’homme.
Il est intéressant de voir comment un thème aussi fort et potentiellement polémique que celui-là est traité par un réalisateur comme Moretti. Allait-il manifester son athéisme déclaré ? Tourner l’Eglise au ridicule ? Finalement non. Habemus Papam semble assez éloigné de l’acidité à laquelle certains s’attendaient. Le personnage du cardinal Melville est éminemment sympathique et on voit surtout un vieil homme (ou un vieux Piccoli) en proie au doute plutôt qu’un homme d’Eglise face à des responsabilités politiques. D’ailleurs, comme souvent chez Moretti, c’est un film sans méchant. Aucun des personnages n’est antipathique, tous sont suspendus à la décision de Melville et gèrent comme ils peuvent une crise inattendue.
En somme, le portrait des plus hauts ecclésiastes de l’Eglise est franchement irréaliste. Petits vieux chenus aux manies enfantines, les cardinaux sont filmés comme les pensionnaires d’une maison de retraite. Si on y lit aisément la gérontocratie caractéristique de l’institution, Moretti n’en fait pas un argument à charge. Au contraire, cela contribue largement à l’atmosphère de comédie bonhomme qui règne, bien loin des enjeux politiques et des tractations qu’on suppose caractéristiques d’un conclave.
Même la confrontation entre la psychanalyse et le nouveau Pape n’est pas construite sur une opposition. On n’assistera donc pas à un démontage du religieux par les sciences humaines. Au final, le personnage du thérapeute campé par Moretti apparaît tout autant désarmé que les autres, ni plus, ni moins. Pour tuer l’attente, son personnage organise un tournoi de Volley-ball avec les cardinaux et tous, revêtus de vareuses, se prennent au jeu. Et lorsque repris par les affaires du Vatican, les sportifs amateurs abandonnent le tournoi, le psychanalyste, pris à son propre enthousiasme, manifeste sa frustration d’organisateur/metteur en scène. Il ne changera pas l’Eglise.
Le sacré, c’est du théâtre
Alors quid ? Quel est le fond d’Habemus Papam ? Aux premiers abords, il s’agit simplement de la crise existentielle d’un homme appelé aux plus hautes fonctions spirituelles. Mais entre les lignes, il s’agit d’une réflexion sur la mise en scène du pouvoir. Les robes des religieux, le protocole, la magnificence des lieux et surtout, l’emballement des médias et de la foule des fidèles sont autant d’éléments qui soulignent que l’élection d’un Pape est un spectacle, agencé autour d’un balcon à rideau rouge et où une fumée blanche fait office des trois coups.
Face à cette mise en scène, le cardinal Melville est mal à l’aise : elle n’est pas faite pour lui. Pourtant, on apprendra que le vieil homme a toujours rêvé d’être acteur. Mais il a renoncé, il était trop mauvais. Lors de son errance, qui le mène au théâtre, il rencontrera un acteur frappé de folie et qui radote le texte qu’il a appris par cœur. Finalement, c’est à cette situation que le cardinal renonce : il n’est pas fait pour le rôle et il a le courage de le confesser.
C’est en réduisant l’ensemble de la machine papale à un simulacre bien rôdé que Nani Moretti déploie subtilement, voire prudemment, sa lecture athée de l’Eglise. Comme au théâtre et comme dans les rituels, y compris sportifs, la feintise fonde une vérité qui n’existe pas en dehors d’elle-même, sinon pour ceux qui s’y laissent prendre. Tout n’est qu’apparence. Aucune transcendance ne justifie ou inspire les prêtres. Le sacré ne serait finalement qu’un habit – ou une vareuse – et il ne fait pas le moine. Si ce discours frustre certains critiques catholiques, qui estiment (forcément) qu’on est passé à côté du sujet de la foi, il est en revanche tout à fait cohérent avec les thèmes récurrents du réalisateur.
A l’exception de la dimension autobiographique (finalement le personnage de Moretti est au second plan), on retrouve la mise en récit d’un individu face à son monde. Si Habemus Papam a une apparence singulière dans la filmographie de Moretti, c’est peut-être, à nouveau, une affaire de simulacre. La stature du personnage principal, l’auguste des lieux, l’importance de l’évènement et même l’aura de Michel Piccoli contribuent à donner une apparence – un tantinet poussive – qui trouble les habitués du réalisateur italien.
Daniel Bonvoisin
Septembre 2011
[1] Notamment lors d’une polémique télévisée qui l’opposa en 1977 à Mario Monicelli, figure classique de la comédie à l’italienne.
[2] Caïman, sorti en 2006, lors des législatives, est certainement son œuvre la plus engagée puisqu’elle porte explicitement sur la personnalité de Berlusconi, encore qu’il s’agisse plutôt d’un pamphlet sur le cinéma et l’état de la société italienne que sur la politique du « Cavaliere ».