Febelfin crée le buzz avec Dave, son mage bruxellois
Guerilla marketing
Quand une vidéo publicitaire [1] postée sur le web peut s’enorgueillir de 6 500 000 visites en quelques semaines, ses concepteurs de l’agence Duval Guillaume peuvent se dire qu’ils ont bien travaillé [2]. Mais les spectateurs ont-ils bien tout perçu du stratagème qu’on leur propose ? Petite lecture commentée de cette mise en scène inquiétante, et quelque peu culpabilisante il est vrai.
La scène se passe sur une place au cœur de Bruxelles. Des tentes d’un genre futuriste attirent les regards des passants. Prétextant le lancement d’un nouveau programme télé, des hôtesses sollicitent des passants pour participer à une expérience peu commune : tester le pouvoir divinatoire d’un mage dont on dit qu’il peut « s’approprier des éléments secrets de votre vie en lisant simplement dans vos pensées ». L’expérience est gratuite. Ceux qui s’y prêtent doivent juste se mettre dans la file des candidats déjà séduits [3].
Curiosité et confidentialité
La séquence d’entretien telle qu’elle nous est présentée dans la publicité ne dure que quelques instants [4]. En effet, dès le contact de salutation, un certain nombre d’infos fleurissent dans l’esprit du mage, des infos relativement intimes dont la révélation désarçonne les intéressés. Magie ? Magie du montage, surtout, qui réduit à quelques fractions de secondes un tournage qui a pu prendre de longues minutes. Remarquons-le, les infos révélées sont toutefois assez banales : des centres d’intérêt, des renseignements liés au cadre de vie, des précisions sur leur état de santé du moment ou sur les soubresauts de leur vie sentimentale. Pas de quoi s’affoler donc. Mais ce qui étonne bien sûr, et c’est là que la magie opère, c’est que ce medium des temps modernes qu’ils n’ont jamais croisé auparavant, fait preuve d’une prescience inattendue autant qu’incompréhensible. Allez, avouez… dans pareille situation, vous seriez aussi interloqué. D’ailleurs, votre curiosité de simple spectateur a, elle aussi, été piquée au vif.
Mais le scénario prend encore une autre tournure quand des informations d’un genre plus confidentiel sont révélées : des montants financiers consacrés le mois précédent, pour des achats spécifiques… des projets pour lesquels des crédits sont envisagés… On entre dans le secteur des infos bancaires et là, il semble évident qu’une limite vient d’être franchie. Ce qui finit d’anéantir le cobaye de l’expérience en cours, on l’a donc compris, c’est la révélation de ces précisions par quelqu’un qu’ils ne connaissent pas. Cela dit, il n’est pas évoqué que la révélation de ces données présente un quelconque problème de confidentialité pour les intéressés. Leur non verbal manifeste surtout leur étonnement et pas tant leur gêne éventuelle. Et la pub s’en sert. Son intention ? Mettre en évidence que ces données intimes, certaines personnes mal intentionnées pourraient s’en servir insidieusement. Le message bascule même dans le mode sécuritaire quand il laisse entendre que les données e-banking ne sont pas bien protégées… (Une des participantes se voit révéler son numéro de compte bancaire).
L’envers du décor
Quand la toile de fond se dérobe, dans la dernière partie de l’expérience, la révélation finale donne à comprendre comment ce pseudo magicien prend si facilement connaissance de ces renseignements intimes. Dave est capable de s’immiscer ainsi dans la vie privée des participants, parce que ceux-ci se livrent un peu trop facilement sur le net. Des personnages encagoulés tels des hackers du net, susurrent dans l’oreillette du magicien le contenu de l’identité numérique du candidat piégé. Le spot se termine sur une mise en garde et la signature de Febelfin, le commanditaire de cette production à tout le moins déstabilisante. Il nous est donc recommandé de faire preuve de vigilance dans la gestion de nos données personnelles intimes. Un message dont l’à-propos est magi-e-stralement mis en scène ici. En effet, si les clients sont à ce point imprudents, c’est la crédibilité des usages e-banking qui est menacée. Et ce sont les banques elles-mêmes qui doivent souvent gérés les inconvénients qui en découlent, quand il ne leur est pas parfois nécessaire d’apurer les pertes engendrées. Tout cela n’est que légitime, donc !
Pourtant, quand on analyse les réactions du public, on s’aperçoit qu’un doute s’est immiscé dans la compréhension de cette pub. Certes, la plupart des commentaires récoltés prouve que l’on comprend généralement bien cet appel à la vigilance… Mais la déstabilisation du spectateur - un artifice d’autant plus utile s’il porte sur une donnée factuelle incontestable - s’est ici concrétisée sur la sécurité bancaire ! Beaucoup se demandent s’il est en effet possible que l’on « cracke » les données bancaires de Monsieur et Madame Toutlemonde. Auquel cas, il y aurait lieu de s’inquiéter plus gravement encore ! On est proche finalement, avec cette question, de retirer sa confiance à l’e-banking alors que ce n’est pas du tout le message de Febelfin. Bien au contraire !
Où les choses dérapent-elles dans l’esprit de certains ? Ceux qui interprètent ainsi le spot ne perçoivent pas à leur juste valeur que les confidences bancaires révélées dans les quatre ou cinq cas retenus, l’ont été dans des espaces non sécurisés du net. Des services en ligne ouverts au grand public, tels les réseaux sociaux notamment. Qu’on regarde bien la séquence où les hackers sont au travail, c’est par deux fois des écrans Facebook qui servent d’appui aux allégations du pseudo magicien. Et c’est bien là que Febelfin veut porter l’attention : bien sûr, la sécurisation des sites bancaires est garantie… ce qui pose problème, c’est l’insouciance avec laquelle les clients diffusent de l’info sur leur vie privée et notamment sur ce qu’ils font de leurs deniers, quand ce n’est même pas des données bancaires elles-mêmes (n° de compte, identifiant et mot de passe…). Mais si on y regarde bien, aucun des renseignements révélés durant l’entretien n’est la preuve que l’on soit allé jusqu’à se connecter au compte bancaire des personnes testées dans l’expérience. Ce n’est pas que la chose ne se produise jamais, mais la probabilité que cela puisse se produire dans le cadre d’une rencontre ponctuelle et fortuite au détour d’une place bruxelloise relève plus de l’imaginaire que de la probabilité réelle.
Montage et échantillonnage
Ce qui conforte la lecture alarmiste de cette expérience, c’est que la vidéo qui la raconte résulte d’un montage sélectif. Regardons la séquence une ou deux fois, et nous nous apercevrons qu’une dizaine de personnes interviennent, mais que seules 3 ou 4, réellement en défaut, sont au cœur du récit. Sans parler de toutes les personnes testées avec qui l’expérience n’a rien donné car elles sont effectivement prudentes sur le net, remarquons que quelques unes apparaissent juste un instant pour illustrer sans doute que l’échantillonnage est varié (et peut-être quelque peu représentatif - ce qu’il n’est en fait pas) mais qu’elles n’illustrent en rien le propos développé. Parfois sont elles là jusque parce que leur non verbal d’étonnement sert bien l’interprétation que l’on espère faire passer : Ils sont bluffé et, par extension… vous aussi sans doute !
D’autre part, on n’interroge pas les participants pour savoir si le caractère public des renseignements révélés leur est dommageable. Certes, c’est étonnant qu’un inconnu leur serve cela en pleine rue… mais si la question leur avait objectivement été posée de savoir en quoi les personnes piégés sont contrariées d’apprendre que l’on sait telle ou telle chose d’eux… la gêne, et sa manifestation non verbale, n’auraient peut-être pas été aussi manifestes. Sans aucun doute, une des personnes est-elle l’exemple parfait de ce qui est dénoncé par le spot : celle dont le numéro de compte est accessible en ligne ! Mais cela ne signifie pas que l’on a su pour autant cracker son compte. La confidence faite, en soi regrettable, ne porte peut-être aucun désagrément à l’intéressée, du fait que ce renseignement isolé ne permet pas grand chose de délictueux. Mais pour une personne en défaut… combien d’internautes relativement bien protégés ? La vidéo ne l’évoque pas. Au contraire, la sélection des cobayes et le dynamisme du montage des plans cherchent-ils volontairement à éluder cet aspect des choses… contre productif pour l’intention scénaristique du commanditaire.
Toujours est-il que la compréhension s’est installée chez beaucoup, que les données bancaires peuvent être l’objet d’un braquage en ligne dont nous ferions bien de nous méfier. La question légitime demeure alors : chez ceux-là, le message est-il bien passé ? « Buzz » ne veut visiblement pas pour autant dire que l’info a donc été bien reçue. Mais il est intéressant alors de comprendre ce qui a marché. En éducation aux médias, on s’intéresse en effet à « ce qui se passe pendant que cela se passe ». Ici, les spectateurs ont été touchés. Massivement même ! Pourquoi ?
Trois éléments d’analyse
Un premier élément tient à la capacité de chacun à s’identifier aux personnages centraux de l’histoire. Tous, nous aurions pu nous balader sur cette place et répondre positivement à la sollicitation. Et puis, en continuation de cette première empathie, sans doute beaucoup d’entre nous se reconnaissent-ils dans l’insouciance des piégés… à moins que la distanciation s’installe pour revendiquer –à tort ou à raison- plus d’esprit critique que ces « lamentables péquenots ». Mais alors, la conviction demeure que, si ce message ne s’adresse pas à moi, il est valable pour mon beau-frère, pour mon voisin…
Un deuxième élément entre en ligne de compte, le fait de toucher à une valeur importante : l’argent. Certes, on aurait pu travailler d’autres thèmes pour éveiller à la vigilance en matière de données personnelles. La réputation en ligne est aussi un classique travaillé en éducation aux médias. Mais ici, le commanditaire est issu du secteur bancaire. Les données particulièrement sensibles au cœur du scénario seront donc financières. Mais on sait qu’on touche là à un des tabous de notre société : religion, sexe et argent… Il ne faut pas entamer de discussion à leur propos, car on sait le sujet sensible. Qu’on vous prenne en défaut dans la manière dont vous gérez ces fondamentaux et la déstabilisation sera d’autant plus grande. C’est ce qui se passe ici.
Enfin, un troisième élément explique aussi le succès de cette publicité : on joue sur l’ignorance des gens en matière informatique et la crainte qu’ils ont de se faire piéger par un système qu’ils ne maîtrisent pas. Face à la question que certains se posent (« Mon compte bancaire peut-il aussi facilement être cracké ? ») le doute s’installe et l’imaginaire prend le relais. Non pas que la chose soit théoriquement impossible. Mais ce qui est soudain absent de la réflexion critique, c’est la probabilité du risque par rapport à l’ampleur du danger. Bien sûr, il arrive qu’un compte bancaire puisse être cracké par des spécialistes, mais c’est souvent alors le fait de personnes véreuses qui ont bénéficié d’entrées dans les systèmes qu’ils re-visitent ensuite frauduleusement. De plus, ce sont alors des centaines de comptes qui sont spoliés et pas uniquement « mon petit compte à moi ». Enfin, des mesures sont alors généralement prises par les banques pour assumer les failles et dédommager les clients. Il s’agit donc d’une crainte - souvent démesurée - face à un danger réel, certes mais dont le risque couru est relatif. C’est d’ailleurs ce que répondrait Febelfin à toute personne qui l’interrogerait sur les failles potentielles des systèmes d’e-banking. Le message qui devait passer était bien : nos sites sont sécurisés… la faille la plus souvent offerte aux malversations, c’est l’insouciance des clients qui livrent eux-mêmes des données confidentielles en ligne sur des sites grand public.
Alors, ambigu le message ? Oui, à partir du moment où il titille un peu trop les ignorances et les craintes des gens qui ont alors tendance à fabuler. Comme quoi, on ne voit pas toujours ce qui est montré, mais ce que l’on veut voir… Pire - et mieux à la fois - ce que l’on craint de voir ! Et les publicitaires le savent… et s’en servent.
Michel Berhin
Média Animation
Janvier 2013
[2] Et si on devait en douter, signalons que leur campagne s’est vu décerné un European Excellence Awards et qu’elle faisait partie du top-20 des campagnes de 2012 ayant recueilli le plus de succès sur internet.
[3] C’est également à ce moment et notamment pour des questions de législation sur le droit à l’image que l’on demande à chacun de donner son identité… et peut-être plus : adresse, tél ? Quoi de bien grave, après tout ? Mais ces renseignements seront un point de départ.
[4] Le spot dure 2’28“ et laisse apparaître 11 personnes testées dont certaines n’apparaissent qu’une fraction de seconde et dont l’entretien n’a livré aucune image intéressante pour illustrer leur éventuelle nonchalance en ligne.