Far Cry 5 : un jeu vidéo en guerre contre l’Amérique de Trump ?
En mars 2018, une campagne d’affichage envahissait les villes belges pour annoncer l’arrivée de Far Cry 5, le dernier jeu de tir d’Ubisoft. Au cœur de l’affiche, une nouvelle version de la cène biblique peuplée de blancs hyper-armés avec, à la place de Jésus Christ, un homme au charisme trouble qui vous invite à empoigner une manette pour le rejoindre. Ubisoft mettait là un point final à une campagne de promotion qui n’est pas passée inaperçue aux yeux des joueurs : à première vue, Far Cry 5 nous propose de lutter contre une communauté de chrétiens blancs illuminés dans l’État du Montana.
À l’heure de l’Amérique de Trump et des nombreuses critiques culturelles de sa politique, une grosse production vidéoludique semble avoir pour objectif d’évoquer des sujets brûlants d’actualité. L’industrie du jeu vidéo aurait-elle atteint un stade de maturité tel qui lui permettrait de porter une vive critique quitte à s’aliéner une partie de son audience ? Ou, paradoxalement, nous retrouvons-nous confrontés à de l’opportunisme marketing ?
Trump effect
Dans les faits, l’envie d’intégrer l’Amérique comme contexte de jeu d’un Far Cry est née en 2012 – cette série populaire est née en 2004 – et, si les créateurs admettent avoir senti venir quelque chose, l’élection de Donald Trump était une farce pour les plus initiés d’entre nous. Leur envie était d’accentuer les traits d’un mythe relativement commun et concret de la culture populaire américaine : les cultes [1]. Le contexte du jeu est une extrapolation fantasmée de l’histoire de la communauté des Davidiens, une communauté religieuse apôtre de l’apocalypse qui s’est retrouvée assiégée par la police pendant 51 jours. Au final, ils enflammeront leur propre propriété entraînant le décès des 82 membres du culte et du gourou [2]. En matière de jeu, l’objectif était de réinventer une dynamique que les équipes connaissent bien en ajoutant un soupçon de provocation par l’exploitation d’un univers connu de près par les joueurs. La série Far Cry étant une série qui, à l’origine, joue la carte du voyage et de l’exotisme. Sauf que depuis 2012 et la succession des drames perpétrés par des suprémacistes blancs, les caractéristiques prêtées à cet ennemi ressemblent furieusement à certains groupuscules actifs aujourd’hui [3].
C’est dans ce contexte qu’Ubisoft lance en mai 2017 les premiers éléments de sa campagne de communication autour de Far Cry 5. Nous découvrons un trailer [4] qui semble réunir les éléments de cette Amérique terrifiante pour les uns, quotidienne (et souhaitable ?) pour d’autres. La vidéo de lancement du jeu met en avant une communauté fondamentaliste chrétienne, armée et blanche qui en appelle au grand rassemblement pour se préparer à la fin des temps. Nous entendons ici le discours typique de sectes survivalistes mais aussi des éléments du Trumpisme électoral. Dans son message, Joseph Seed, le prédicateur en chef, en appel au rassemblement des américains laissés pour compte. Des américains durablement marqués par la crise des subprimes et le sentiment d’avoir été abandonnés par le gouvernement.
« Mais souffrir n’est pas une fatalité mes enfants » déclame-t-il sur fond de paysages verdoyants et d’activités traditionnelles blanche américaine comme la chasse, la pêche et le dimanche à l’église. « Avec moi, vous pouvez choisir une autre voie », celle qui met l’américain blanc en son centre. En moins d’une minute, on découvre une mise en image express de l’America First porté par ce qui apparaît très rapidement comme étant l’antagoniste de l’histoire. Les mots suivants, « Rejoignez-nous, nous vous acceptons », sont accompagnés de la découverte du sigle de la secte : une croix du mérite allemande de l’époque nazi (on pourrait aussi y voir une version raccourcie de la croix de la scientologie ou un subtil mélange des deux). Après un premier trailer tonitruant et remarqué, la communication continuera à brouiller les pistes pour annoncer un contexte cohérent et un dirigeant certes fanatique mais, à nouveau, pas si loin de figures connues et reconnues comme le leader du Ku Klux Klan ou d’autres leaders de cultes par exemple.
Et le coup de pub fonctionne. Dès la première vidéo de lancement, les médias s’animent et ce jusque chez nous. France Inter par exemple collecte des réactions de l’extrême droite américaine ulcérée par les premières images du jeu : une propagande anti-blanc venu du Canada pour certains, le délice d’occire du suprémaciste blanc pour d’autres issus de l’autre côté du spectre politique [5]. La Libre reprend un tweet commenté et relayé de l’une des figures de l’alt right américaine – extrême droite américaine – Paul Ray Ramzey qui déclare : "Devinez qui sont les méchants dans le nouveau jeu Far Cry ? Les terroristes musulmans qui font exploser des bombes ? Daech qui brûle vif des gens ? Nope. Les Chrétiens." – sa réaction créant par ailleurs un flot d’attaques comiques contre son commentaire [6] [7]. La liste des réactions est longue et créera un rétropédalage au sein de l’équipe d’Ubisoft. Cette dynamique promotionnelle au positionnement affirmé serait née au cœur du pôle européen de la boite et aurait été à l’origine de tensions en internes [8].
La réaction était prévisible et recherchée. Pour rappel, toutes les études publiées à l’époque de l’élection de Trump analysaient son électorat comme étant majoritairement masculin, blanc, rural, issu de la petite classe moyenne chrétienne et peu diplômé. Mais la réussite fondamentale de la dynamique communicationnelle relève de l’objectif premier du processus : pour la semaine de sa sortie, Far Cry 5 comptabilise des résultats financiers de 310 million de dollars aux Etats-Unis. Il dépasse le résultat d’un autre mastodonte culturel, le film Black Panther (290 millions), et se positionne comme le meilleur résultat de la franchise Far Cry [9].
Un râle pas si lointain
Pourtant, à la sortie du jeu, les critiques sont presque unanimes : le jeu ne répond pas aux attentes. Si les spécialistes en matière de jeux vidéo sont partagés entre réussite ludique et redondance, l’aspect politique est clairement descendu en flèche. Finalement, les promesses de subversion se sont évanouies dans le processus.
Si de la campagne de marketing se dégageait l’impression que le joueur allait lutter contre du Trumpiste acharné, la mise en scène du culte est telle que seules des personnes profondément perturbées peuvent encore s’identifier à cette construction. La religion incarnée possède de fait des éléments cosmétiques relevant du christianisme – rapport au péché, les chants religieux, caution permanente de Dieu et des évangiles ou encore l’église évidemment – mais les pratiques sont celles d’un culte déviant sans foi ni loi sinon le respect aveugle de la parole du chef et du grand projet commun : la préparation à la fin du monde.
Plus fondamentalement, l’équipe du jeu s’est assortie d’un spécialiste américain dans les pratiques des cultes pour créer un groupe antagoniste crédible [10]. Sauf qu’elle finit par s’assoir sur un aspect fondamental : celui de la motivation des membres à rejoindre la communauté. Le jeu évacue complètement les relations délicates entre la pauvreté, la solitude et la peur dans les dynamiques d’enrôlement pour laisser la place à la seule mise en scène de personnages drogués et/ou hypnotisés qui agissent comme des monstres frénétiques [11]. Finalement, même les questions du suprémacisme blanc et de la misogynie sont passées à la trappe. Les membres du culte sont aussi des femmes et des personnes issues des minorités.
Les réactions se sont globalement teintées de déception et pourtant, le résultat était prévisible. Les créateurs du jeu, souvent représenté par le directeur créatif, Dan Hay, ont assuré dès les premiers instants que le jeu était le cœur de leur activité, pas la politique. Une déclaration par ailleurs bien commode en cas de questionnement. L’envie était celle de maintenir le modèle de leur franchise : un vaste terrain de jeu dans un univers exotique où l’on peut croiser des adversaires fêlés et charismatiques. Ils étaient bien conscients de s’attaquer à un os en plaçant le contexte de l’action aux Etats-Unis mais, en 2012, nul n’imaginait la série d’événements qui finiraient par créer des ressemblances troublantes entre le culte et l’émergence d’une telle Amérique en proie au racisme, à la haine et à la misogynie. Le département communication a su en profiter et, on peut supposer que suite aux premières réactions courroucées d’une partie des joueurs – dont certains annonçant que ce serait le premier Far Cry qu’ils n’achèteraient pas -, l’équipe dans son ensemble a préféré gommer certains éléments pour ne pas aller trop loin dans la provocation.
Cible à abattre ?
Doit-on pour autant considérer que nous faisons ici uniquement face à de l’opportunisme marketing ? Tout d’abord, il y a cette question évidente de l’ennemi à abattre : le WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Il est nuancé par quelques touches de couleurs, mais globalement, c’est bien lui la cible. Dans les précédents Far Cry, le joueur était confronté à des ennemis concernés par la cause portée par l’antagoniste. Les milices micronésiennes du premier épisode, groupes militaires en Afrique subsaharienne pour le second ou encore l’armée d’un tyran asiatique au sein du quatrième. Au même titre que nul joueur n’imagine mettre en cause le fanatisme des talibans dans les jeux de guerre, les ennemis des précédents opus ne souffrent d’aucune remise en question de leur motivation profonde : ils sont là pour empêcher le joueur de progresser. Ici, et pour la première fois dans un Far Cry, les ennemis sont sous l’emprise de drogue. Ce que dit le jeu, c’est qu’au-delà des leaders, nous sommes contraints de tuer des compatriotes car ils ont perdu la tête. Ce sont des zombies et non des personnes qui, en leur âme et conscience, ont rejoint un groupe. La narration offre également la possibilité pour le joueur d’expérimenter l’effet de cette drogue sur certains de ses compagnons de lutte et donc de confirmer que la question de l’embrigadement est terrible car hors de contrôle. Telle est l’astuce dénichée par les créateurs pour s’ouvrir à la perspective de tuer des américains moyens sans soulever de cas de conscience [12].
Un autre élément probant est à soulever. Dès le début du jeu, une fin cachée porte en elle un déroulement significatif. Pour marquer son départ, Far Cry 5 plante le décor du lieu de vie du culte et propose au joueur – qui incarne un membre de la police du Montana – d’arrêter Joseph Seed, le gourou. Face au prédicateur, le joueur doit simplement appuyer sur un bouton pour lancer l’action mais il peut aussi s’abstenir. La plupart du temps, quand un jeu propose un tel dispositif, plus rien ne bouge tant que le joueur n’agit pas mais là, après 90 secondes, le jeu reprend : le sheriff, en écho à son discours d’arrivée dans la vaste ferme, finit par interrompre le joueur et lui annonce que « si on met les menottes à Joseph Seed, personne ne ressortira vivant d’ici ». L’analyse ludique peut s’arrêter au plaisir du créateur de retourner la situation. Pourtant, cette note fait ici clairement référence à la difficulté rencontrée pour mettre un terme aux activités des cultes blancs américains dans l’histoire US, à une certaine clémence vis-à-vis de ces groupes et, bien entendu, à la conclusion du drame des Davidiens.
Toujours dans la culture populaire, le film Blackkklansman de Spike Lee (2018) – l’histoire de l’infiltration du Ku Klux Klan par un policier afro-américain au début des années 70’ – finissait de la sorte : certes la mission a permis d’empêcher un attentat raciste de se produire mais le sheriff décide tout de même de mettre fin à l’enquête sans dissolution du groupe. Le film, quant à lui, se clôt sur les émeutes de Charlottesville et la déclaration, aujourd’hui, par le leader du Ku Klux Klan de l’époque que ces mouvements signent le retour sur le devant de la scène du suprémacisme blanc.
Suprémacisme en berne
Ces éléments ne font certainement pas de ce jeu un pamphlet ou une satire féroce du système trumpiste et la barre est nettement moins haute que ce que la campagne de promotion laissait suggérer. La cause première est simple : malgré la confusion volontairement créée, le jeu fantasme le mythe des cultes obscurs qui sévissent aux Etats-Unis dans une perspective grotesque et n’est pas une satire du suprémacisme blanc. Au-delà de cet aspect, le jeu brasse très large dans son discours pour finir par permettre aux joueurs d’adhérer aux thèses qui leur plaisent. De nombreux commentaires de joueurs tendent à aller dans le sens de certains prêches du gourou et, pour son final, le jeu finit par lui donner raison en imaginant une pluie d’ogives nucléaires sur le Montana suite à son arrestation. Difficile de dégager un contenu sémantique clair de l’ensemble sinon que nous sommes face à une série – Far Cry – qui se nourrit d’une grande légèreté de ton, de coups d’éclats et de la caricature. Au final, aucun sujet n’est traité en profondeur.
Toutefois, quelques éléments indiquent la possibilité d’une ébauche de réflexion sur des sujets sérieux au cœur même de jeux vidéo à grand spectacle. Le fait que le jeu ait fait parler de lui à ce sujet n’est déjà en soit pas un fait anodin. Ubisoft confirme par ailleurs – quitte à être en contradiction avec le slogan que « tout ceci n’est qu’un jeu » – que ses équipes travaillent à la mise en place de contenus sociétaux au cœur de leurs jeux vidéo à large audience. Le PDG d’Ubisoft, Yves Guillemot, déclare que « leur objectif est de créer des jeux vidéo qui placent le joueur face à des questions qu’ils ne se posent pas automatiquement. Ils souhaitent que les joueurs écoutent différentes opinions et qu’ils créent la leur. » Le tout en restant impartial et en considérant qu’à l’inverse d’un média linéaire (livre, cinéma etc), le jeu vidéo n’impose pas de point de vue déterminé [13]. Aussi discutable soit-elle, cette déclaration a le mérite de préciser que les sujets de société sont bel et bien pris en compte par les créateurs de jeux vidéo. Mais il reste sans doute du chemin à parcourir pour que cette forme médiatique populaire aboutisse à des œuvres grand public qui soient porteuses explicitement d’une critique sociale et d’un engagement politique assumé.
Nicolas Bras
[1] Les cultes sont des communautés renfermées sur elles-mêmes et souvent constituées sur des bases spirituelles. Certaines d’entre elles ont pu défrayer la chronique aux Etats-Unis par leurs dynamiques invasives – depuis l’achat de terrain inutilisé jusqu’à l’infiltration de la police -, par certaines pratiques considérées comme amorales, par leur réserve d’armes à feu, par les tueries dont elles sont à l’origine voire même pour des histoires de suicides de masse. Des communautés comme les chrétiens fondamentalistes de Heaven’s Gate – la communauté dépeinte dans le jeu se nomme Eden’s Gate - jusqu’à la famille de Charles Manson ou la communauté de Rajneeshpuram.
[2] Guillaume Labrude (2018, 9 avril), L’imaginaire sectaire dans la pop culture : « Far Cry » et les davidiens in The Conversation. https://theconversation.com/limaginaire-sectaire-dans-la-pop-culture-far-cry-et-les-davidiens-94241
[3] Nous ne ferons pas ici le tour de la question mais citons rapidement le massacre dans l’église afro-américaine de Charleston en 2015, le déchaînement haineux, meurtrier et raciste lors des émeutes de Charlottesville en 2017 et, évidemment, l’élection de Donald Trump, en partie prise pour responsable de ce climat délétère.
[5] Olivier Bénis, (2017, 26 mai), Plusieurs mois avant sa sortie, un jeu vidéo fait buguer les suprémacistes blancs in France Inter. https://www.franceinter.fr/culture/plusieurs-mois-avant-sa-sortie-un-jeu-video-fait-hurler-les-suprematistes-blancs
[6] G.W., (2018, 28 mars), Far Cry 5, un jeu qui énerve l’extrême droite américaine in La Libre. http://www.lalibre.be/actu/international/far-cry-5-le-jeu-video-qui-enerve-l-extreme-droite-americaine-5abb8711cd709bfa6b0ae5d4
[8] William Andureau, (2018, 27 mars), « Far Cry 5 », un jeu vidéo sur la guerre froide plus que sur l’Amérique de Trump in Le Monde. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/03/27/far-cry-5-un-jeu-video-sur-la-guerre-froide-plus-que-sur-l-amerique-de-trump_5276978_4408996.html
[9] Anon (2018, 5 avril), « Far Cry 5 » breaks sales record, tops Black Panther’s week one domestic box office in Daily Sabah. https://www.dailysabah.com/technology/2018/04/05/far-cry-5-breaks-sales-record-tops-black-panthers-week-one-domestic-box-office
[10] https://www.youtube.com/watch?v=B9x9nGW_YCM (vidéo à partir de 4:30)
[11] Ben Kuchera (2018, 27 mai), Far Cry 5 doesn’t want to offend anyone, soi t will end up annoying everyone in Polygon. https://www.polygon.com/2018/3/27/17165252/far-cry-5-story-characters
[12] Par ailleurs, il n’est pas absurde de postuler à ce sujet que l’émergence de la figure du zombie dans le jeu vidéo depuis 15 ans - et ce dans des jeux qui ne sont pas à proprement parlé des « jeux de zombies » - tend à confirmer ce besoin de lisser la production pour ne pas s’attirer les foudres de certains publics ni froisser une certaine notion du politiquement correct.
[13] Keith Stuart (2018, 25 juin), Ubisoft games are political, says CEO – just not the way you think in The Guardian. https://www.theguardian.com/games/2018/jun/25/ubisoft-tom-clancy-division-2-politics-criticism