Facebook : échanges sociaux faibles, donc riches ?

Depuis plusieurs années, les outils numériques font partie de notre quotidien. Ils le font davantage encore depuis que leurs usages communicationnels se sont démocratisés et généralisés. Dans ce nouveau marché des échanges conversationnels étendus, l’essor des réseaux sociaux a marqué un tournant. Facebook, est l’un de ceux-là. Véritable « star » des réseaux actuels, il permettrait à l’utilisateur de rester en contact avec un large réseau de personnes sans impliquer d’engagement fort de sa part.

Les sites Internet à visée sociabilisante se montrent très différents les uns des autres. Ainsi, un certain nombre d’analyses montrent que "la nature d’un site peut favoriser, voire complètement déterminer, certaines formes d’interactions, plus ou moins intenses, asynchrones, engageantes, à polarités multiples ou bidirectionnels, formant ainsi des réseaux à géométrie extrêmement variable". [1] Au delà, chaque outil numérique présente des fonctionnalités propres, qui détermineraient des manières spécifiques d’entrer en interaction : « Chaque forme de média social tend à favoriser un genre de communication, certaines conséquences sociales et certains apports aux utilisateurs. » [2]

Certaines plateformes numériques sont difficilement remplaçables puisqu’elles tendent à en compléter d’autres : « chaque forme assouvit des besoins uniques que l’autre ne peut pas complètement remplir. » [3]

Communiquer sans relation interpersonnelle

Qu’en est-il des différences entre Facebook et la messagerie instantanée sur le plan des fonctions et des usages communicationnels ? Selon une étude récente, Facebook permettrait le maintien d’un nombre élevé de relations. Son intérêt réside dans la mise en commun ou le partage d’informations entre ses utilisateurs, sur un mode asynchrone, tandis que la messagerie instantanée se fonde sur la conversation synchrone. Cette caractéristique d’asynchronie mettrait en place une relation d’échanges tout à fait particuliers. [4] Il apparait en effet que Facebook soit plutôt sollicité pour occuper des plages de temps libre ou pour passer du bon temps. Il serait donc moins adapté et moins souvent mobilisé pour permettre à ses utilisateurs de s’engager dans des relations interpersonnelles approfondies.

« Facebook soutient de larges volumes d’échanges où chaque échange est beaucoup plus court et moins engagé et pour ce, plus facile à gérer » [5]. Le nombre moyen de relations sur Facebook (nombre moyen de membres du réseau) est souvent évalué à 130. Il s’agirait généralement de « proches amis, d’ensemble de connaissances - qui pourraient avoir été rencontrés seulement une fois ou dont les visages sont familiers mais peu de choses sont connues d’eux, d’anciens copains d’école, de membres de la famille ainsi que de gens rencontrés dans le cadre de jobs temporaires ou dans le cadre de voyages » [6]. En tenant compte de cette idée de vaste réseau, on peut facilement imaginer qu’il serait difficile de s’engager de manière égale dans ces "130" relations socialement diversifiées.

Messagerie instantanée : on creuse plus profond

La situation est bien différente en ce qui concerne la Messagerie Instantanée. Comme son nom l’indique, la M.I. tire son nom et son usage de la notion d’ « instant » : « La nature très synchronique de la communication de la messagerie instantanée engage les participants à la communication dans des échanges plus approfondis alimentés par de l’affection. » [7].

Sur Facebook, l’utilisateur se connecte plutôt et interagit avec les autres membres quand il le désire : « Un profil d’utilisateur et une série de messages asynchrones échangés via un e-mail privé et un mur d’utilisateur constituent le cœur de l’utilisation. » [8] La communication privée est possible sur Facebook, via une messagerie instantanée et une boîte mail, mais n’en constitue pas le cœur des pratiques, à l’inverse de la M.I. : « Même si des messages peuvent être échangés en privé via Facebook, cet élément est similaire à l’e-mail et de là, ne soutient pas vraiment de proximité émotionnelle » [9]. L’étude comparant Facebook à la messagerie instantanée est datée de 2010. On pourrait imaginer qu’en deux ans, les pratiques aient quelque peu changé. Des modifications de ces outils plus privés ont d’ailleurs été apportées par Facebook [10]. Il nous faut alors considérer un détail important : Facebook se désigne comme un « réseau social ». Sa première fonction n’est donc pas d’échanger des liens avec une seule et même personne. Son succès réside en fait dans l’efficacité de maintenir un réseau social, de maintenir sa place dans une communauté. Par ailleurs, la fonction M.I. de Facebook est susceptible de dérouter ses utilisateurs, qui ne s’attendent pas toujours à ce que leur interlocuteur soit bien présent… Facebook se présente bien davantage comme un réseau à gérer plutôt que comme un réceptacle de relations interpersonnelles distinctes.

Ces différences entre les outils communicationnels mis en œuvre par Facebook et la Messagerie Instantanée affectent clairement la nature des relations humaines générées chez l’un et chez l’autre : « Les apports de la M.I. renvoient à un engagement plus approfondi avec les contacts, tel que le partage et la discussion de problèmes, tandis que Facebook sert d’outil pour rester au courant de tout événement social et pour organiser des rassemblements. » [11].

Dans Facebook, l’engagement entre deux personnes apparaît beaucoup moins. Il s’agit plutôt d’une relation à une masse. Facebook est davantage un ensemble à gérer qu’un système de relations interpersonnelles distinctes. « Facebook impose aux utilisateurs la construction de profils et la collecte d’ ‘amis’. D’un point de vue extrême, on pourrait dire qu’il s’agit là plutôt d’exhibition individuelle et de présentation de soi que d’amitié réciproque  » [12].

Voir pour être vu ?

Une des composantes majeures du type de relation entre Facebookiens, repose sur la dyade « voir-être vu ». Car si Facebook permet aux utilisateurs de rester au courant des événements sociaux, certains utilisateurs avouent en profiter pour espionner ou « tracer » leurs connaissances. Selon une enquête récente procédant par interviews d’utilisateurs « l’espionnage n’a pas grand-chose à voir avec la construction de relations sociales, mais deux répondants ont avoués y être ‘accrocs’ » [13]. Pour certains, c’est peut-être un moyen de mieux se connaitre l’un l’autre. « Trois répondants féminins ont rapporté qu’elles ou que leurs amies suivaient tous les faits et gestes de leurs ex-petits amis en scrutant leurs profils » [14]. Cette tendance à la curiosité « de regard par le trou de la serrure » ne semble pas être un cas isolé chez les utilisateurs : « pour cinq répondants, "l’espionnage" constituerait la majorité du temps passé sur Facebook. Quoi qu’il en soit, plusieurs semblaient mal à l’aise d’admettre également leurs longues heures d’utilisation ou d’espionnage. » [15].

En réalité, l’espionnite des usagers de Facebook par leurs pairs n’a rien d’anodin ou d’inhabituel. Selon certaines définitions, le voyeur est un « spectateur attiré par une curiosité plus ou moins malsaine  » [16]. Ne parlons pas trop vite de « voyeurisme ». Utilisons plutôt la notion d’ « extimité », définie par le psychiatre Serge Tisseron, comme étant la volonté de rendre visible des éléments personnels, auparavant vus comme intimes. Plus que de se dévoiler, l’utilisateur attend de l’autre qu’il se prête au jeu également et qu’il se dévoile à son tour. Sur les réseaux sociaux, on rend visible, voire on expose ou surexpose sa situation matrimoniale, ses photos de vacances, l’échographie du petit dernier, voire même, incidemment, l’évolution de sa grippe ou de ses insomnies. A travers l’extimité, on extériorise sa vie intime, espérant trouver chez un interlocuteur identifié ou invisible une source de développement psychologique (particulièrement chez les adolescents) ou, à tout le moins, le renvoi d’une bonne image de soi-même. Cette pratique est bien un « échange », si bien que l’émetteur peut se sentir irrité ou vulnérable de ne pas voir son interlocuteur lui donner quelque chose en retour. Ce principe d’ « extimité » ne répond dès lors pas à celui de l’exhibitionnisme-voyeurisme qui relève, lui, d’une pathologie.

Dès lors, la manière avec laquelle nous sélectionnons les données que nous voulons voir apparaître sur notre profil nous autorise à construire notre image perçue, celle de « joyeux fêtard », « de poète maudit » de « jardinier de l’extrême », ou encore de « travailleur loyal vis-à-vis de son entreprise. »
Facebook met en scène notre intimité. Un spectacle de soi qui forcément attend ses spectateurs. Le nombre d’inscrits ainsi que l’augmentation du temps d’utilisation sont de bons indicateurs de l’intérêt que nous portons à l’intimité de nos « amis ».

Si Facebook mobilise notre besoin d’extimité et le regard des autres, cette envie ne peut être satisfaite que si le désir d’intimité l’est également. L’utilisateur veut être sûr que son intimité sera respectée comme il l’entend, et que son extimité sera partagée par qui il le souhaite. Dans le cas contraire, les individus mettent en sourdine leurs activités dans les réseaux sociaux.

Facebook : utile pour les relations ?

On peut se demander si l’utilisation massive de Facebook comme outil de communication « léger » impliquant peu d’engagement entre deux personnes, n’aurait pas un impact sur la manière dont les hommes gèrent leurs relations interpersonnelles.

Cet agréable, voire ludique outil de communication, remplacerait-il les anciens outils de communication utilisés pour les relations plus engagées telles que le face-à-face, les appels téléphoniques, les sms, la messagerie instantanée ou encore les e-mails ? Facebook appauvrirait-il les relations entre deux personnes ou serait-il un outil à la mode, ajouté à ceux déjà quotidiennement sollicités pour rester en contact avec de « vrais » amis qui se connaissent hors ligne ? Les avis semblent partagés. « Le temps passé en ligne remplace automatiquement la rencontre ‘réelle’ (…) Plus on communique en ligne, selon Sigman, moins on parle avec ses proches. Moins on parle avec ses proches, plus on est isolé. » [17]. A l’inverse, pour Quan-Haase et Young « un type de média social ne remplace pas un autre mais plutôt, s’intègre dans un ensemble de médias utilisés qui incluent des formes de communication en ligne et hors ligne. » [18].

D’un autre côté, Facebook pourrait tout aussi bien être un outil parmi tant d’autres pour soigner ou enrichir ses relations proches, et non pas constituer un outil qui les appauvrit à cause du peu d’engagement qu’il suscite. Facebook permettrait en effet un engagement, mais sous une autre forme. Selon une étude, les utilisateurs de réseaux sociaux auraient davantage d’amis et seraient plus engagés politiquement. De quoi neutraliser une des idées reçues les plus répandues au sujet des réseaux sociaux qui consiste à penser qu’ils nuisent aux relations et isolent les individus. On est bien loin de l’image du geek absorbé et digéré tout entier par son écran : « On a beaucoup spéculé sur l’impact des réseaux sociaux sur la vie sociale des gens et le débat s’est souvent concentré sur la façon dont les réseaux peuvent attenter aux relations sociales en isolant les usagers. En réalité, c’est tout le contraire : les utilisateurs réguliers de sites comme Facebook sont plus entourés et plus impliqués dans des activités civiques et politiques » [19]. A l’inverse de la télévision, l’ordinateur n’est pas un écran replié sur lui-même. L’ordinateur crée un lien avec le monde extérieur. Plus on utilise les médias sociaux et plus on sort de chez soi, plus on voit rencontre de gens, plus on a de pratiques culturelles.… A son tour, le monde extérieur entre aussi dans l’ordinateur. C’est même la condition nécessaire pour produire un contenu numérique riche.

Les utilisateurs de Facebook eux-mêmes, du moins, relativisent l’impact de Facebook sur les relations avec les amis proches : « Facebook a eu peu d’impact sur cette forme d’amitié. Le téléphone, la communication écrite ainsi que les rencontres en face à face prennent toujours une grande place dans ces relations. Facebook constitue une forme additionnelle de communication, impliquant l’envoi de messages et de commentaires bébêtes ou de plaisanteries sur les ‘murs’ des utilisateurs. » [20].

Liens faibles, maillons riches

Selon Nicole Ellison, qui vient de recevoir une dotation de la Fondation Bill et Melinda Gates pour étudier l’impact de Facebook sur l’insertion des jeunes défavorisés dans les universités américaines, les « friends » sur les réseaux sociaux, ces personnages périphériques, loin d’être de « faux amis », jouent un rôle crucial dans nos vies. « Le sociologue Mark Granovetter a brillamment démontré leur importance il y a quarante ans, poursuit-elle. Socialement hétérogène, ce deuxième cercle nous apporte des informations que nos proches ne peuvent pas fournir. Quand on cherche du travail, il est prouvé que ce sont nos connaissances, pas nos intimes, qui sont le plus à même de nous aider. Ces gens nous confrontent à des opinions différentes, nous connectent à des territoires éloignés, apportent des réponses à nos questions.  » [21].

Or, sur Facebook, la possibilité de parler à la cantonade rend cette ressource particulièrement facile à mobiliser.

Peu importe que Facebook soit un outil additionnel aux outils déjà existants ou quil conditionne les hommes à être plus passifs dans leur engagement avec leurs proches. Ce que l’on sait, c’est que Facebook, grâce à son utilisation massive, semble ajouter une nouvelle dimension à la communication humaine. Plus qu’un nouvel outil de communication, Facebook est aussi un outil à travers lequel on analyse, on juge les gens qui nous entourent. « Donc maintenant, tu ne dois pas seulement interpréter des messages écrits, appels téléphoniques, gestes dans la rue, tu dois aussi interpréter le contenu sur le ‘mur’ de Facebook et les messages de la boîte interne.  » [22]. On se dit dès lors que le réseau social fait partie de notre communication quotidienne, qu’il en représente une des composantes majeures et qu’il est susceptible de nourrir et de réactiver bien des analyses sur les comportements sociaux.

Aïcha CARDOEN et Yves COLLARD

Média Animation

Mars 2012.

[1Lewis, J., West, A. (2009). ‘Friending’ : London-based undergraduates’ experience of Facebook, New Media & Society, 11(7), 1209-1229.

[2Quan-Haase, A., Young, A. L. (2010). Uses gratifications of social media : a comparison of Facebook and Instant Messaging, Bulletin of Science, Technology & Society, 30(5), 350-361.

[3Idem

[4Idem.

[5idem

[6Lewis, J., West, A. (2009). ‘Friending’ : London-based undergraduates’ experience of Facebook, New Media & Society, 11(7), 1209-1229.

[7Quan-Haase, A., Young, A. L. (2010). Uses gratifications of social media : a comparison of Facebook and Instant Messaging, Bulletin of Science, Technology & Society, 30(5), 350-361.

[8idem

[9idem

[10Notons depuis l’apparition de la liste de tous nos contacts, à droite de notre page. On fait ainsi plus clairement la distinction entre les membres en ligne au même moment que nous et ceux qui sont hors ligne. Avant, seulement les contacts en ligne étaient mentionnés. Autre changement : la messagerie instantanée et les messages privés qui constituent le même outil et sont désormais regroupés au même endroit.

[11idem

[12Lewis, J., West, A. (2009). ‘Friending’ : London-based undergraduates’ experience of Facebook, New Media & Society, 11(7), 1209-1229.

[13idem

[14idem

[15idem

[16ROBERT P. (1993) Le nouveau Petit Robert, 1993, Montréal.

[17A. CASILLI A. (2010). Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Editions du Seuil.

[18QUAN-HAASE, A., YOUNG, A. L. (2010). Uses gratifications of social media : a comparison of Facebook and Instant Messaging, Bulletin of Science, Technology & Society, 30(5), 350-361

[19N. HAMPTON Keith, SESSIONS GOULET Lauren, RAINIE Lee, PURCELL Kristen, Social networking sites and our lives, How people’s trust, personal relationships, and civic and political involvement are connected to their use of social networking sites and other technologies [en ligne]. , Pew Research Center’s Internet and American Life Project Washington. Disponible sur : http://www.pewinternet.org/ /media//Files/Reports/2011

[20Lewis, J., West, A. (2009). ‘Friending’ : London-based undergraduates’ experience of Facebook, New Media & Society, 11(7), 1209-1229

[21Nicole B. EllisonELLISON Nicole, Charles Steinfield STEINFIELD Charles and Cliff Lampe LAMPE Cliff. Connection Strategies : Social Capital Implications of Facebook-enabled Communication Practices [en ligne]
New Media Society. Disponible sur : http://nms.sagepub.com/content/early/2011/01/26/1461444810385389

[22Lewis, J., West, A. (2009). ‘Friending’ : London-based undergraduates’ experience of Facebook, New Media & Society, 11(7), 1209-1229

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