« Dessine-moi les fake news » : quels visuels pour lutter contre la désinformation ?

Ces dernières années, un enjeu d’éducation aux médias a mobilisé énormément d’attention : la lutte contre les fake news. De nombreux opérateurs institutionnels, scolaires, médiatiques ou associatifs de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’en sont emparé. À travers des articles, des outils ou des campagnes grand public, la lutte contre les fausses informations a pris forme et s’est vue « problématisée » de différentes manières. À quoi ressemblent les campagnes contre la désinformation ? Qu’est-ce-que ces représentations disent du phénomène ? Et quelles sont les problématiques qui restent dans l’ombre ?

Les fake news inquiètent et sont tenues pour responsables d’une multitude de problèmes. Si différents acteurs s’accordent sur la gravité de l’enjeu, chacun l’aborde selon son propre « agenda ».

Le secteur journalistique (rédactions des grands médias comme fact-checkers sur YouTube) insiste par exemple sur son expertise pour débusquer les fake news. Le secteur de l’éducation aux médias, à divers niveaux d’actions (formations, outils…), communique également sur ce sujet. Secteurs scolaires ou associatifs s’attachent à pointer les jeunes comme cible prioritaire d’une éducation à la « bonne » manière de s’informer. Ces quelques lignes proposent un tour d’horizon des visuels qui ont fait l’objet d’une communication officielle par un opérateur en Fédération Wallonie-Bruxelles ou plus largement en Belgique. Il permet de comparer comment la notion de fausse nouvelle est représentée, et ainsi en déceler les angles morts.

« Fake » et « fact », si près du but

Grand classique dans la batterie d’images exploitables : la représentation de la fake news comme étant proche de la notion anglaise de « fact » (fait). À quelques lettres près (à quelques détails près ?), le fait et le faux se ressembleraient, et le visuel valorise cette proximité. Cette représentation a également pour effet de livrer une vision binaire du problème. Il y aurait d’un côté le fake et de l’autre les faits. Ce visuel induit par ailleurs qu’une « action » humaine serait nécessaire pour faire pivoter les dés. Mais qui pour s’en charger ?

En Belgique le centre de crise National utilise ce type de visuel assez répandu (Centre de Crise National)

Exploité par les journalistes ou les pouvoirs publics [1]], ce visuel met en avant le fact-checking comme solution pour rétablir l’équilibre. Le slogan info / intox repris dans grand nombre d’outils et articles en ligne renvoie également à cette binarité et occulte les autres dimensions d’une démarche réflexive ou éducative sur les fake news. Par ailleurs l’apparente facilité qui permettrait, en un quart de seconde, d’opérer la bascule entre le vrai et le faux est assez questionnable. Suffit-il d’un petit coup de pouce (ou d’index) pour passer de l’un à l’autre ?

L’info : un objet fragile (et dangereux) ?

En 2018, Lapresse.be illustrait sa campagne Une fake news peut vous exploser en pleine figure [2] par un œuf qui éclate, symbolisant combien une information problématique peut « éclabousser », faire des taches, avoir des conséquences. Ici, le « blindage » de l’info est présenté comme faible : elle est un objet à manipuler avec précaution.

Campagne des éditeurs de quotidiens francophones de Belgique (lapresse.be)

En 2024, à l’approche des élections en Belgique, une nouvelle campagne La presse quotidienne, plus que jamais essentielle [3] est lancée au même moment qu’une campagne du Conseil de Déontologie Journalistique [4].

Ces démarches attestent l’importance de sensibiliser le public au danger que représente l’info lorsqu’elle n’est pas traitée avec méthodologie (vérifier les sources, recouper l’info, aller sur le terrain…). Reste que le fait de trancher pour déterminer l’authenticité de l’info s’appuie sur un argument d’autorité. Ces campagnes prêchent finalement pour leur chapelle et semblent nous dire « en matière d’info, laissez faire les pros ».

Campagne LaPresse.be, 2024.

En janvier 2022, concernant une campagne de la Région Wallonne sur la vaccination du Covid, la RTBF mettait d’ailleurs en garde contre les dommages collatéraux d’une communication maladroite sur cette thématique. L’affiche reproduisait une rumeur en grosses lettres, avec plus bas en lettrage minuscule l’inscription « faux ». Difficile d’évaluer l’impact de cette campagne sur le public. Mais pour la RTBF elle représentait l’occasion de renvoyer vers les sources « compétentes » plutôt que de s’appuyer sur de « mauvais exemples » pour faire passer le message : « Quand les autorités veulent communiquer sur un sujet sensible comme celui-là, elles ont sans doute intérêt à communiquer positivement à propos des informations les plus crédibles, les plus valides, les plus solides pour faire passer son message [5] ».

Penser la conception, le support… et le message. Exemple de campagne contre les fake news sur le vaccin Covid de la Région Wallonne (Photo : Vincent Flibustier)

« Y’à de la friture sur la ligne » : l’enquêteur pour dissiper le brouillard

Les frontières de la bonne information seraient donc troubles : rumeurs, désinformation, mésinformation, malinformation ou faits vérifiables ? Des contenus d’ordre divers se mélangent de façon anarchique sur les réseaux sociaux, et l’imagerie choisie pour mettre en lumière cette réalité est évocatrice : « glitch », typographie déstructurée, truchement de connectiques numériques, flou, cryptage…

Le brouillage des informations à l’heure du numérique (Centre de Crise National)

C’est par exemple ce visuel qui est exploité dans l’article Désinformation [6] du Centre de crise National. L’idée d’être aveuglé est également omniprésente, en témoigne le nombre de propositions visuelles de personnages hypnotisés ou ayant la vue masquée sur le site Shutterstock, permettant aux graphistes de trouver instantanément des images d’illustration à moindre coût. Dans cette lecture, ce qui est mis en évidence, c’est l’importance de « remettre au clair » notre paysage informationnel.

Pour y parvenir, nombreux sont les outils d’éducation aux médias qui convoquent la figure de l’enquêteur : les visuels choisis sont alors en lien avec la démarche de vérification de l’information : la loupe, le chapeau de Sherlock Holmes, le tableau à punaises… Ces accessoires permettraient à l’internaute de débusquer le « vrai ».

La manipulation et l’ingérence comme spectre

Le 16 mai 2024, Le Conseil Supérieur de l’audiovisuel (le CSA [7]) relayait la campagne [8] proposée par Les Régulateurs de Médias Européens (ERGA) en prévision des élections européenne de juin 2024. Cette vidéo de 32 secondes s’appuie sur l’idée de protéger la démocratie (et les élections) en adoptant de bons réflexes pour ne pas être « manipulé » par la désinfo. Outre les conseils traditionnels (soyez critique ; ne pas partager d’information dont on est pas sûr…), c’est le risque qui est mis en évidence : manipuler l’information, c’est manipuler l’opinion et donc le vote dans les urnes.

La manipulation de l’image, manipulation de l’opinion ? (ERGA – Plateforme européenne des régulateurs de l’audiovisuel)

La position soutenue ici est de percevoir non seulement les astuces qu’elle exploite, mais aussi la conséquence manipulatoire de l’information. Le risque d’une ingérence extérieure (de la Russie par exemple) est suggéré, et la vigilance est présentée comme primordiale pour contrer les ennemis de nos démocraties et garantir la fiabilité du résultat des élections.

Les réseaux sociaux, cette jungle informationnelle où savoir naviguer est essentiel

Dans le secteur de l’éducation aux médias, l’ambition semble moins de sensibiliser les internautes aux « problèmes » que posent l’info que d’aiguiser leur aptitude à les résoudre. Média Animation publiait par exemple en 2021 un outil comprenant 5 vidéos et un ouvrage sur la pensée critique. Celui-ci exploite visuellement la métaphore de la jungle : les réseaux sociaux sont des lieux d’échange d’informations non-hiérarchisées, et le citoyen-explorateur use de l’esprit critique comme d’une boussole. Pour continuer à filer la métaphore, l’exploration ici ne se limite pas à savoir débusquer les bonnes informations mais aussi à se familiariser avec le territoire : identifier l’origine des rumeurs au lieu de brutalement les disqualifier, comprendre pourquoi les fake news essaient de manipuler le public et identifier les intentions de leur auteur. Bref l’exploration des médias est une démarche critique qu’il s’agit pour chacun·e de s’approprier : elle n’oriente pas vers une « sélection » des « bonnes » infos ou sources. L’exploration diffère aussi d’un « bon chemin » qui invariablement mènerait à la vérité.

Faire preuve d’esprit critique, c’est apprendre à naviguer parmi tous les médias (et donc dans la jungle) ? (Média Animation asbl)

L’internaute (et son cerveau) comme point d’attention

D’autres visuels situent l’individu et sa propre capacité de réflexion. Le problème n’est ici pas la qualité de l’info ou sa surabondance, mais bien la personne au bout de la ligne. La campagne jedoute.be portée par le consortium EDMO Belux valorise par exemple une posture sereine et personnelle pour recevoir l’info. L’intention est évidemment très différente par rapport aux campagnes précitées, et s’adresse directement à l’utilisateur : « que faire face à la désinformation en ligne ? ». La pensée critique est proposée comme un « art de vivre » : on privilégie un raisonnement équilibré dans un espace médiatique saturée d’information (fake news ou pas). L’utilisation du visuel du cerveau est évocatrice de cette approche. Elle ouvre la porte à des réflexions sur les biais cognitifs et l’impact des émotions. Alors que la légende précise bien que l’on parle de désinformation, utiliser le cerveau et la notion de doute est en fait assez large et pourrait ne pas concerner que la désinformation.

Un des quatre visuels de la campagne « jedoute.be » (EDMO Belux – opérateurs d’éducation aux médias)

Des visuels abstraits, le problème de fond éludé

Ponctionner quelques communications de ci et de là peut sembler arbitraire. Cette démarche révèle pourtant les tendances et récurrences. Ces visuels permettent finalement d’identifier « quel est le problème ? » pour l’opérateur à l’initiative : Le manque de garantie journalistique ? Le danger pour la démocratie ? Le manque de compétence des individus à s’orienter dans la pampa informationnelle ? Ou un problème de réception (bref, les biais cognitif) ? Un peu de tout ?

Mais derrière ces campagnes pointant un problème global, le risque est d’oublier les enjeux spécifiques qui se cachent derrière le phénomène. Le problème, par exemple, que pose la diffusion massive d’une fake news transphobe est-il que l’info soit fausse ? Ou que la transphobie gangrène la société et génère de la souffrance ? Faut-il face à ce constat développer une (énième) campagne contre les fake news, ou s’engager plus franchement contre la transphobie [9] et outiller les publics à en déconstruire les arguments fallacieux ? Doit-on s’attaquer à l’arme ou entraver celui qui la brandit ?

Par ailleurs, reste-t-il des axes non-explorés, lorsqu’on enjoint à se prémunir des fake news ? Y a-t-il des angles morts en regard du fait que les opérateurs concernés ont leur intérêt dans ces campagnes ? Pour les journalistes, justifier le fact-checking. Pour les éducateurs aux médias, proposer leur formation. Pour les pouvoirs publics, adhérer au discours officiel. On peut finalement reprocher aux visuels de rarement s’adosser aux thématiques de société qu’affectionnent spécifiquement les fake news et de les exploiter comme un révélateur des turpitudes idéologiques d’une société. Il est aujourd’hui nécessaire de pointer le manque d’audace de ces visuels et d’arrêter de réduire la notion de fake news à un concept abscons. Et ainsi le reconnecter aux enjeux de société qu’il mobilise.

Martin Culot & Brieuc Guffens

Cette publication a été produite avec le soutien financier du programme EDMO Belux 2.0. Les contenus de cet article sont sous la seule responsabilité de Média Animation asbl, et ne peuvent être considérés comme un reflet de l’opinion officielle de la Commission Européenne.

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