Désinformation : l’éducation aux médias, avant tout remède miracle
Ces dernières années, de nombreux projets d’éducation aux médias en Fédération Wallonie-Bruxelles ont investi la question des fake news et du rapport critique à l’information [1]. Au-delà de leurs visées spécifiques, toutes ces initiatives ont en commun de montrer à quel point les phénomènes de désinformation sont complexes. Afin de préciser les réponses éducatives à y apporter, quelques idées reçues sont à relativiser : les fake news ne représentent qu’une partie infime des infos qui s’échangent et se diffusent ; le fact checking n’est pas une baguette magique infaillible pour les identifier ; et les jeunes ne sont pas les seul·es à y être confronté·es.
Au sens strict du terme, la désinformation désigne l’ensemble des « informations fausses (textes, photos, vidéos, sons…) produites de façon volontaire, à des fins de manipulation politique ou commerciale [2] ». Cette intention délibérée de tromper et de manipuler le destinataire est ce qui caractérise la fake news [3] et ce qui, dans le même temps, la distingue d’une multitude d’autres contenus faux ou approximatifs : les erreurs ou imprécisions journalistiques, les fausses informations partagées de bonne foi (mésinformation), les canulars, les théories conspirationnistes, les rumeurs et légendes urbaines.
Toutes ces déclinaisons, registres ou catégories « du faux » sont néanmoins loin d’être hermétiques les unes aux autres, et il existe de nombreux cas où elles se recouvrent et se confondent : fake news qui alimentent certaines théories conspirationnistes, discours climatosceptiques qui naviguent entre désinformation et mésinformation, clickbait [4] de la « pseudo-santé » qui pèchent plus par absence totale de rigueur scientifique que par réelle intention de manipuler [5]…
L’importance ou la gravité de l’impact d’une fausse information est également à questionner afin de déterminer le degré d’attention à lui porter : une vaste littérature (presque divertissante) existe sur les apparitions extraterrestres sans que cela pose d’importantes questions de société. Dans le même ordre d’idée, il y a certainement plus d’intérêt à se pencher sur la désinformation en période d’élections ou sur la propagande raciste que sur ce programme de remise en forme miracle imaginé par un youtubeur.
Dans une perspective d’éducation aux médias, une multitude d’enjeux et de questions se posent donc tant sur les façons de sensibiliser au mieux à ces différentes formes d’infox que sur la manière dont celles-ci fonctionnent et opèrent, sur les publics qu’elles touchent et atteignent en premier, sur la place qu’elles occupent dans l’espace démocratique et médiatique… Petit tour d’horizon autour de trois idées reçues (ou à nuancer), souvent attachées à ces questions :
Le fact-checking : voie royale contre la désinformation ?
En télévision, sur YouTube comme au sein de nombreux titres de presse et web se sont multipliés ces dernières années des espaces pleinement dédiés au fact-checking [6]. Ce travail de vérification des faits et des sources possède souvent (en plus de son caractère évidemment fondamental) de réelles vertus didactiques. Cependant, pris dans une perspective sociétale large, la démarche de vérification des faits se trouve confrontée à certaines limites. Ces outils touchent-t-ils réellement les publics les plus concernés par la désinformation ? Et même lorsqu’ils les touchent en termes d’audience, permettent-ils véritablement de les convaincre du caractère factice de certaines infos ?
Si la réponse à cette dernière question dépend du contexte dans lequel on la pose, elle peut néanmoins souvent s’avérer négative, et ce pour de multiples raisons : la méfiance (devenue chez certain·es quasi-pavlovienne) vis-à-vis des médias traditionnels, la prégnance de croyances (politiques, idéologiques, morales…) qui rendent « commodes » l’adhésion à certaines fake news (par les biais de confirmation et de croyance, notamment) [7], l’« effet anxiolytique » qu’elles peuvent avoir dans certains cas, leur côté sensationnel et plus immédiat que la rationalité propre à l’exercice du debunk [8]...
Plus simplement, un paradoxe est bien présent : pourquoi se lancer dans une démarche de vérification si l’information n’a pas éveillé le moindre soupçon ? Et est-il, d’autre part, matériellement envisageable d’opérer une vérification systématique de tous les contenus qui apparaissent sur un fil d’actualité ? Si s’approprier les méthodes du fact-ckecking est fondamental, la démarche ne peut se suffire à elle-même et impose immanquablement d’emprunter d’autres voies de questionnements : celle de l’influence de nos biais cognitifs, celle de l’analyse plus globale du « marché informationnel » dans lequel nous évoluons [9], celle du fonctionnement des algorithmes de recommandation, celle des enjeux de socialité qui se nouent inévitablement dans tout partage d’informations (notamment sur les réseaux sociaux)…
Fake news : le gigantesque fléau du numérique ?
Il est un fait que le développement des réseaux sociaux numériques a profondément modifié la façon dont l’information est aujourd’hui produite et mise en circulation. Tout comme il est évident qu’un nombre considérable d’infox circulent sur le net et appellent à des efforts d’attention et de vigilance constants. Cependant, comme le souligne le sociologue français Dominique Cardon, les chiffres impressionnants de nos consommations numériques nécessitent pour une bonne part d’être relativisés : « Les vingt fake news les plus partagées pendant la campagne électorale américaine de 2016 ont suscité 8,7 millions de partages, réactions et commentaires. Cela paraît énorme, mais ne représente que 0,006 % des actions des utilisateurs américains de Facebook durant la même période [10]. »
Si cette question de la prévalence des fake news dans les espaces publics numériques se pose, une autre est également celle de leur réception : comment sont-elles en effet reçues et interprétées par les internautes qui y sont confronté·es ? Si telle ou telle infox a été vue/partagée x milliers de fois, cela veut-il pour autant dire qu’elle a été intégrée comme vraie par ce même nombre d’internautes ? N’y a-t-il pas plutôt une infinité de registres d’interprétation et de rapports possibles à l’information (qu’elle soit d’ailleurs établie comme factuelle ou non) ?
Comme l’explique Dominique Cardon, les raisons qui motivent ces partages d’infox sont en réalité extrêmement variées et pour nombre d’entre elles, d’ordre purement conversationnel : « on peut partager des informations « fausses » sans penser pour autant qu’elles soient vraies, parce qu’on veut les dénoncer, parce que “je sais bien, mais quand même…”, parce que la mise en conversation d’informations surprenantes, choquantes ou polémiques autorise toutes formes d’usages sociaux et apporte des gratifications multiples (faire rire, provoquer, animer le débat…) [11] ».
L’enjeu éducatif qui se joue ici porte donc moins sur le développement de compétences en matière de vérification de l’information que sur une compréhension plus fine de toutes ces logiques conversationnelles et d’échanges à l’œuvre sur les réseaux sociaux. Compréhension de ces logiques sociales, mais aussi de leur intrication avec les logiques algorithmiques déterminant (en partie) le degré de visibilité de ces contenus fallacieux [12].
Vulnérabilité face à la désinformation : les jeunes en première ligne ?
Dans le débat fake news, revient souvent l’idée selon laquelle les jeunes seraient les premières victimes de la désinformation : « ne sachant plus s’informer », ils seraient aujourd’hui dans la population les moins à même de faire preuve d’esprit critique face aux fausses informations et infox en tout genre. Or, comme tendent à le montrer de nombreuses études, « la majorité des fake news (80%) est partagée par une minorité d’utilisateurs hyperactifs (0,1%) qui ont tendance à être plus vieux et plus politisés que le reste de la population [13] ».
Sur la lecture et la consommation de sites d’information « peu fiables », une étude française des Décodeurs [14] montrait également que « si une tranche d’âge se distingue par son appétence pour les sources douteuses, ce serait en fait plutôt celle des 25 à 49 ans. (…) Les 35-49 ans, par exemple, représentent 22,1 % des internautes et 25 % des lecteurs de sites classiques, mais 32,7 % des lecteurs de sites peu fiables ». L’enquête, publiée en août 2020, mettait aussi et par ailleurs en évidence que parmi ce lectorat des « sites douteux », se retrouvaient autant de profils issus des catégories socioprofessionnelles supérieures que de celles socialement moins privilégiées.
L’éducation aux médias pour s’approprier une démarche critique
Personne n’est ainsi prémuni contre la désinformation, quel que soit l’âge, le niveau d’éducation ou le capital socio-culturel. Une veille critique peut être déployée par chacun et chacune, à la fois pour identifier les contenus douteux et l’envergure de leur potentiel dommageable, et pour développer une aptitude à mener des démarches élémentaires de vérification.
Devant les quelques réflexions esquissées ici, un défi d’envergure se profile donc : outiller, à travers l’éducation aux médias et loin de tout remède miracle, l’ensemble des citoyen·nes afin que ces compétences critiques soient les plus aiguisées possible, dans un univers informationnel qui les met invariablement à l’épreuve.
Thomas Vanden Berghe
Cette analyse a été publiée en version abrégée, dans le magazine Femmes Plurielles, édité par les Femmes Prévoyantes Socialistes, dans le dossier Vers l’inclusion numérique et au-delà ! (Mars 2021)
[1] Citons parmi d’autres le programme On n’a que l’info qu’on se donne du Mundaneum, L’outil ultime de la critique de l’info d’Action Médias Jeunes, Critiquer l’info – 5 approches pour une éducation aux médias de Média Animation, l’opération Journalistes en classe de l’AJP...
[2] Les journalistes en classe face à la désinformation (CSEM)
[3] Qualifiées d’ailleurs en anglais de « fake » et non de « false », justement pour pointer le fait qu’elles se donnent volontairement les apparences du vrai pour dire le faux (à l’image par exemples des contrefaçons de produits de marque, des décors de cinéma ou de théâtre…).
[4] Littéralement « piège à clic », soit des contenus formatés pour séduire l’internaute et lui donner envie de cliquer.
[5] Le terme de « bullshit news » paraissant plus adapté à ce type de contenus.
[6] La Rtbf propose, par exemple, avec Faky, son propre site de vérification de l’information en ligne.
[7] Prégnance qu’illustre notamment très bien cette expérience : Trump Supporters Refuse to Believe Their Own Eyes (slate.com)
[8] On nomme « débunkage » cette pratique visant à déconstruire point par point un contenu médiatique pour dévoiler sa dimension fallacieuse.
[9] Ou « marché des produits cognitifs » (Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF, Paris, 2013, pp. 23-32)
[10] Dominique Cardon, Culture numérique, Les Presses de Science Po, Paris, 2019, p. 267.
[11] Dominique Cardon, Pourquoi avons-nous si peur des fake news ? https://aoc.media/, 20-21 juin 2019.
[12] Pour ce qui concerne en tout cas le « web public » et en dehors donc des questions plus particulières qui se posent au sujet des contenus échangés sur le « dark social » (messageries privées de type WhatsApp, Facebook Messenger, e-mails…).
[13] Fact check : Trois infox sur les infox (theconversation.com)
[14] En partenariat avec l’institut Médiamétrie : La désinformation ne touche pas seulement les jeunes et les personnes peu diplômées (lemonde.fr)