Des « 4 bancs » à la scène : quand le documentaire ouvre des portes
Si le cinéma est l’outil de divertissement populaire par excellence, il sait aussi se mettre au service des enjeux sociétaux et ainsi créer du lien. C’est au travers de son documentaire 4 Bancs/Rebelgeneration que Zakaria Bakkali a donné la parole à des jeunes dont l’image est noyée sous les préjugés et pour lesquels les infrastructures appropriées sont inexistantes. Le film s’appuie sur le rapprochement entre les jeunes du quartier et le théâtre qui y est ancré. Par la création, une frontière qui semblait infranchissable s’est estompée.
Avenue Félix Marchal, Schaerbeek. Le théâtre de la Balsamine sublime le quartier grâce à son architecture unique. Un quartier qu’il partage avec un groupe de jeunes qui se fait appeler les « 4 Bancs ». Des jeunes dont la réputation souffre des stigmatisations. « Quand on nous voit dans la rue, on dit qu’on est des délinquants, des vendeurs de drogues. » nous confie Yassine, protagoniste du documentaire 4 Bancs/ Rebelgeneration.
Du préjugé à l’isolement
Ce documentaire est né d’une demande du théâtre de la Balsamine à Zakaria Bakkali, réalisateur de documentaires. « Ils cherchaient un réalisateur pour travailler avec les jeunes et faire une création avec eux. » L’objectif premier du documentaire : aider les jeunes des « 4 Bancs » à se battre contre les préjugés qu’ils subissent. « C’était surtout pour dénoncer l’image décevante que la plupart des gens ont par rapport au quartier. Certains font des études, ne sont pas dans les drogues, les vols… » rappelle Yassine. Un problème de jugement confirmé par Noemi Tiberghien, chargée de la médiation des écoles et des associations au sein du théâtre. « On a eu des dégâts de vitres. Donc on doit à chaque fois appeler la police pour l’assurance. Et du coup, on dit que ce sont les jeunes du quartier mais en fait on ne sait pas qui c’est. Donc on finit par regarder tout le monde d’un oeil suspect. »
C’est par l’inclusion et la création, deux valeurs au coeur de son projet, que le théâtre a décidé d’agir pour changer ce regard négatif et la position des jeunes au sein du quartier par la même occasion. Ils revendiquent des espaces pour eux, où ils pourraient se rassembler. Une revendica¬tion que Zakaria a bien assimilée. « J’ai compris au fur et à mesure avec l’équipe du théâtre que les jeunes étaient frustrés parce qu’ils n’avaient pas d’espace ou de maison de quartier, de terrain de foot ou de basket. Il y a un vide dans leur quartier. » Une opinion partagée par Noemi. « Il n’y a rien pour les jeunes, et quand tu demandes “il y a plein de jeunes qui vivent ici, ce serait cool de faire quelque chose pour eux, qu’ils aient aussi un endroit pour se protéger, pour manger”. On te dit “non, on préfère que les jeunes ne viennent pas ici”. » Confrontée à un cocktail de discriminations, l’intégration des jeunes dans le quartier se retrouve freinée et leur présence dérange.
Pour les jeunes en tant que tels, pour le réalisateur et pour le théâtre, la lutte contre ce sentiment d’isolement est le moteur du film. « Toutes les associations étaient d’accord pour dire qu’il n’y avait pas assez pour ces jeunes et que cela ne sert à rien de travailler par la répression. Cela doit se travailler par l’associatif. Il faut juste que la commune débloque des moyens. On a des infrastructures, des locaux, des artistes qui ont envie de le faire, on a parfois même des spectacles qui pourraient bien coller. La commune a dit qu’il y allait avoir un contrat de quartier dans les années à venir. Ça a été gagné par les jeunes et par leur implication dans ce film. » nous explique Noemi. Après un long combat, les efforts pourraient donc payer pour cette génération désireuse d’enfin affirmer sa légitimité à prendre une place dans leur quartier.
Le cinéma pour ouvrir des portes
Au-delà des problèmes sociaux dont les jeunes sont victimes, le documentaire est un point d’ancrage dans la création d’un lien fort entre les jeunes et le théâtre de la Balsamine. Grâce au processus de réalisation du film, les relations sont aujourd’hui bien plus amicales. Pourtant, la proximité entre les deux groupes faisait souvent des étincelles, nous raconte Noemi. « C’était une source de préoccupations. et de préjugés. On se regardait un peu comme des gens qui n’ont rien à se dire, avec plein de préjugés les uns sur les autres, je crois que les jeunes ont autant de préjugés sur nous que nous en avons sur eux. Cela devenait source de tensions. » Une ambiance tendue qui laisse place peu à peu à un dialogue. « Le plus important c’est l’ouverture, c’est le dialogue, c’est la cohésion sociale. »
Au centre de ce dialogue reconstruit se trouve Yassine. « Moi et Amine, on a été un peu le canal de communication entre les deux. Si on voulait faire passer un message, ça devait passer par nous. Les autres jeunes nous donnaient leur point de vue et on devait le faire passer à ceux qui s’occupent du théâtre. Et avec Zakaria, ça s’est bien passé, il avait un bon feeling avec les jeunes. Il a joué son rôle. Moi quand je venais ici, j’avais l’impression d’être à la maison. Toujours bien accueilli, avec le sourire, avec la motivation qui suit, ça a toujours bien collé. » Pour Zakaria, la démarche documentaire a favorisé le rapprochement des jeunes avec le lieu culturel. Elle a permis de raconter leur histoire et d’ouvrir le champ des possibles. « Un documentaire, c’est une fenêtre qui ouvre des débats, des rencontres, des sujets. On a mis ça dans la forme d’un film professionnel bien cadré, avec des histoires différentes. Il y avait cette barrière, à ne pas franchir, et ne pas comprendre ce qu’il se passe à l’intérieur. Mais grâce à ce film on est rentré, on a bu des cafés, il y avait un dialogue. Ça parlait de la culture, de leurs projets, de leurs rêves, et là on découvre Yassine qui est super, qui est quelqu’un qui écrit beaucoup, qui essaie de composer de la musique, qui a sa façon de voir l’art. »
Le rapprochement social se nourrit des rencontres qui ont eu lieu pendant le tournage. Il n’intervient pas seulement entre le théâtre et les jeunes mais bien à tous les égards, comme une preuve de la puissance sociale du cinéma. « J’ai passé de très beaux moments, j’ai de nouveaux amis au théâtre de la Balsamine. J’ai aussi rencontré d’autres jeunes. »
Des rêves et des symboles
Le tournage a permis d’instaurer une dynamique collective, basée sur l’entraide, la cohésion et l’ouverture d’esprit. Le cinéma rapproche les gens, leur fait vivre des aventures sur et en dehors de l’écran. Pour Yassine c’est également un accomplissement personnel. « Quand on m’a proposé le projet, j’étais convaincu mais je me demandais si j’allais être capable d’aller jusqu’au bout. Mais quand j’ai remarqué qu’à chaque fois que je venais ici il y avait cet accueil et cette motivation, je ne pouvais qu’aller jusqu’au bout. Ça m’a fait découvrir des aspects de moi-même. C’était très enrichissant. » Un enrichissement encourageant et inspirant pour les jeunes qui partagent les mêmes doutes. « Ça m’a beaucoup touché, quand Yassine dit “ça fait du bien ce silence”. Je crois qu’effectivement c’est ce qu’on s’offre dans des lieux de culture et d’apaisement. Je pense qu’ils sont aussi assez spirituels. » confie Noemi qui met également en avant le travail de Zakaria. « Les jeunes sont devenus un peu une œuvre d’art grâce à un réalisateur. C’est beau d’être magnifié par l’art, et ils le méritent. Parce qu’il y a du racisme, et ce sont qu’on pointe du doigt. Zakaria voulait qu’ils se trouvent beaux à l’écran. »
Le documentaire sera diffusé trois fois dans le cadre du festival À Films Ouverts. Pour Yassine : « Ça sera plus un moment de partage avec ceux qui le verront et auront des opinions à mettre en avant. » Noemi y voit un moyen de garder une trace de cette aventure et espère que cela cheminera hors du quartier. Zakaria retient l’envie d’entretenir la dynamique qui est née du projet. « Ne pas arrêter de rêver, ne pas arrêter d’avoir des ambitions malgré les circonstances et les difficultés. » Place à la fierté de présenter ce travail au public, et continuer l’échange avec ces « symboles de jeunes qui portent une parole. »
Baptiste Pierson
Cette analyse a été publiée dans le journal du festival À Films Ouverts 2023.