Les rencontres en ligne mèneront-elles à une société plus métissée ?

Défiant la théorie largement partagée qui consisterait à alarmer la population sur le caractère enfermant des réseaux sociaux, les sites de rencontres font exploser les bulles : depuis l’avènement de l’amour en ligne, les couples mixtes seraient de plus en plus nombreux. Mais peut-on véritablement y voir les signes d’une révolution post-raciale ?

C’est la conclusion à laquelle tend une étude menée par Josué Ortega et Philipp Hergovich, respectivement chercheurs dans les universités de l’Essex, aux Etats-Unis et de Vienne, en Autriche. Selon eux, l’apparition des sites de rencontres en ligne et plus particulièrement de l’application Tinder aurait contribué à l’augmentation des couples dits « mixtes » [1] aux Etats-Unis. Les chercheurs expliquent : « plus que nos amis ou nos proches, nos “connaissances” [2] jouent un rôle clé dans la formation de nouvelles relations, en nous introduisant dans des groupes auxquels nous ne pourrions pas accéder autrement [3] ». Dans l’ère de « l’avant-Internet », il était d’usage d’ouvrir ses horizons par le biais d’amis d’amis, de camarades d’école ou encore de voisins : grâce à eux, il devenait possible de s’échapper de nos circuits habituels, forgés à travers nos habitus de classes, eux-mêmes définis par nos capitaux sociaux, économiques et culturels. Aujourd’hui, ce serait les sites de rencontres qui joueraient ce rôle d’intermédiaire, offrant l’opportunité de partager un lieu - virtuel - avec des personnes qui ne nous ressemblent pas. Cette étude remet en perspective la théorie des bulles de filtres, mécanismes aussi invisibles qu’aliénants qui nous amèneraient à force d’algorithmes à ne plus rencontrer sur les réseaux sociaux que des informations allant dans le sens de notre propre grille de lecture. Baignant dans un océan de tiédeur, l’internaute ne vivrait plus la confrontation à l’autre et verrait ses opinions être sans cesse flattées et renforcées.

Toutefois, avant de célébrer l’application comme un outil révolutionnaire au service de la diversité, il convient de considérer le public de Tinder, ainsi que le fonctionnement de l’application. Il s’agit avant tout de « millenials » (48% des utilisateurs états-uniens ont entre 18 et 24 ans), disposant d’un téléphone et d’un accès individuel à Internet. Le fait que l’application repose sur un principe de géo-localisation (on accède aux profils des utilisateurs dans un périmètre défini) amène au constat que les villes sont un terrain de conquête foisonnant et Tinder remporte de ce fait davantage de succès auprès d’un public urbain. Et puisque l’inscription se fait par le biais de son compte Facebook, les amis en commun ainsi que les centres d’intérêt partagés s’affichent à mesure que l’on visualise les profils des autres utilisateurs. Autant d’informations qui attirent notre attention et influencent notre perception des images qui défilent à l’écran. Si l’on constate donc une augmentation des couples mixtes, on peut relativiser l’ampleur du phénomène en admettant qu’il s’agit de personnes partageant a priori déjà plusieurs critères socio-culturels.

Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas ?

Par ailleurs, la possibilité de la rencontre ne signifie pas qu’elle aura lieu puisque sans afficher ouvertement du racisme, on peut très bien en avoir intégré certains mécanismes.

« Je ne fréquente pas de femmes métisses, c’est juste une question d’attirance » [4] déclare un des participants de l’émission Is love racist, produite par la chaîne britannique Channel 4. La petite trentaine, les cheveux roux, la peau blanche et un accent cockney à couper au couteau, il commente les différents profils qui lui sont soumis et bien qu’il prétende parler en son nom, ses choix rejoignent ceux de la majorité des participants. « Nos attirances amoureuses ne découlent pas seulement de nos préférences personnelles » [5] conclut Emma Dabiri, la présentatrice de l’émission, rejoignant une enquête statistique publiée par le site de rencontres états-unien Ok Cupid qui a permis de mettre en lumière certaines tendances : les femmes noires et les hommes asiatiques sont les communautés les moins sollicitées, victimes de stéréotypes qui les placent à la marge de ce qu’il est communément admis d’appeler les genres féminins et masculins. Ainsi, les femmes noires seraient trop musclées, agressives, bruyantes tandis que les hommes asiatiques seraient au contraire trop peu musclés, effacés et seraient dotés de petits pénis. La communauté blanche quant à elle, représentée dans bien des domaines comme la norme, essuie peu de rejets.

Prouvant qu’il ne s’agit pas que d’attraction physique, Hicham, un utilisateur ponctuel de Tinder, témoigne de son expérience. Fraîchement inscrit, il s’étonnait d’obtenir peu de réactions à ses likes alors que son frère enchaînait les matchs. Après avoir changé sa photo de profil à de multiples reprises et modifié sa description, il réalise que la différence entre le succès de son frère et lui-même réside dans un détail : leur prénom. Son nom est à consonance musulmane, alors que celui de Yannis est plus passe-partout. C’est une fois rebaptisé Michael que la fréquentation de son profil explose, lui donnant enfin l’occasion de discuter réellement avec des femmes. Dans un tel contexte, faut-il dès lors s’étonner de voir fleurir des sites de rencontre intra-communautaires ? « Non » répondrait le sociologue Kevin Lewis de l’université de Californie, défendant l’idée que si les utilisateurs racisés des sites de rencontres tendraient à orienter leur choix vers des personnes issues des mêmes communautés, ce serait moins par préférence que par « discrimination préventive » : elles « évitent ceux provenant d’une ethnie différente, parce qu’ils pensent que ces gens-là ne seront pas intéressés » [6]. Chat échaudé craint l’eau froide. Cette méfiance résulterait alors d’une série de rejets et de discriminations subies tout au long de la vie, ainsi que d’une culture populaire peu flatteuse à leur égard, quand elle ne les invisibilise tout simplement pas.

A l’inverse des femmes noires, les femmes asiatiques sont les plus sollicitées et ce de la part de toutes les communautés d’hommes (à l’exception des hommes asiatiques qui montrent une plus grande préférence pour les femmes dites « latinas »). Elles auraient la réputation d’être davantage soumises, dévouées à leur famille tout en correspondant aux critères de la féminité communément véhiculés (petites et menues, discrètes et timides). Un mix que le chercheur Robin Zheng estime gagnant dans un contexte où le féminisme est de plus en plus vu comme menaçant et où bon nombre d’hommes afficheraient une préférence pour une vision du couple dite « traditionnelle ». Ecrasées sous le poids d’un fantasme, les femmes asiatiques ne sont pas approchées pour elles-mêmes mais pour ce qu’elles représentent. C’est le revers de la médaille : une fétichisation, qui reste l’expression d’un stéréotype raciste généralisant à nouveau l’ensemble d’une communauté à une caractéristique.

Faire évoluer les représentations pour enfin se rencontrer

Les mécanismes sur lesquels s’appuie le racisme sont omniprésents et peuvent sembler naturels. Pour réussir à les identifier, un travail de déconstruction doit être mené tant à titre individuel que plus largement, à un niveau collectif. Si des applications comme Tinder semblent permettre la rencontre, en témoigne l’augmentation des couples mixtes depuis l’avènement de ces plateformes, il subsiste des frontières mentales qui ne s’effaceront qu’au terme d’un travail de réflexion global sur les représentations qui pèsent sur les différentes communautés.

Le manque de visibilité donné aux couples mixtes doit également être le sujet d’une remise en question, leur apparition était trop souvent prétexte à souligner l’impossibilité de marier nos différences plutôt que la célébration de nos points communs. Un exemple de parti-pris peut être le cas de la série Plus belle la vie, diffusée sur France 3 depuis le mois d’août 2004, avec à ce jour 3490 épisodes au compteur. Comme le souligne Céline Bryon-Portet, ce programme à au fil des raisons mis en valeur une multitudes de personnages issues de l’immigration ou porteurs de cultures « hybrides » cohabitant – et s’aimant parfois –joyeusement au coeur du quartier du mistral. Des « contre-stéréotypes » répondant aux impératifs d’un public large et lui aussi divers. Image d’Épinal peut-être, reste que le programme rassemblait en prime-temps en avril 2018 une audience de 4,2 millions de téléspectateurs. Un chiffre qui rappelle que si les médias sont des industries, elles sont aussi productrices de culture et que leur participation dans la marche pour le changement des mentalités est plus que jamais décisive.

Elisabeth Meur Poniris et Florian Glibert - Publié en mars 2018 dans le journal du festival À Films Ouverts

Références :

Brinkhurst-Cuff, C. Is Love Racist ? The TV show laying our biases bare. (2017, 17 juillet). The Guardian.
Bryon-Portet, C. (2014, 15 septembre). La dimension politique de la série Plus belle la vie. Mixophilie, problématiques citoyennes et débats socioculturels dans une production télévisuelle de service public. Mots. Les langages du politique, 99 | 2012.
Ferro, S. (2013, 4 novembre). How Racist Is Online Dating ? Popular Science.
Haddadi, H., Perta, V.C., Seto, M.C. Tyson, G. (2016). A First Look at User Activity on Tinder.
Hergovich, P., Ortega, J. (2017). The Strength of Absent Ties : Social Integration via Online Dating.
Rudder, C. (2014, 9 septembre). Race and Attraction, 2009–2014. What’s changed in five years ? Ok Cupid.
Sabir, H. L’expérience Tinder qui fait mal. (2016). Medium.
Zheng, R. (2016). Why Yellow Fever Isn’t Flattering : A Case Against Racial Fetishes. Journal of the American Philosophical Association.

[1Il s’agit ici de couples “interraciaux”, réunissant des partenaires dont les couleurs de peaux sont différentes. L’appellation “couple mixte” en Europe décrit plus souvent un couple dont les partenaires sont nés dans des pays différents, sans pour autant faire mention de la couleur de peau (un couple franco-belge pourrait être décrit comme mixte). Dans le cadre de cette analyse, il sera donc difficile d’établir un parallèle avec le contexte belge, les statistiques manquant.

[2Les chercheurs utilisent le terme anglais “acquaintances”.

[3Hergovich, P., Ortega, J. (2017). The Strength of Absent Ties : Social Integration via Online Dating.

[4Is Love Racist ? - The Dating Game. Channel 4. https://www.youtube.com/watch?v=tShsPVm0RL0

[5Idem.

[6Ferro, S. (2013, 4 novembre). How Racist Is Online Dating ? Popular Science.

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