Cinéma et éducation permanente : l’éclairage amateur sur le racisme

À Films Ouverts est un rendez-vous incontournable pour une myriade de partenaires associatifs. Ils mobilisent leurs publics pour relever un défi improbable : réaliser un film dans un timing serré pour participer au concours de courts-métrages contre le racisme, le tout avec un minimum de matériel, et peu ou pas de connaissances des langages audiovisuels. Le résultat : une collection de films qui ont « les qualités de leurs défauts ». Car au formatage des histoires et à la dimension artificielle des productions professionnelles, les films amateurs répondent par l’ingéniosité et l’audace pour imposer leur propre genre et porter un message d’ouverture. Charlotte Pansieri est prof de Français Langues Étrangères dans une structure d’Éducation Permanente. Après avoir fini le tournage de son court-métrage, son groupe avait déjà envie de se lancer dans un « long ».

Dans une discipline quelle qu’elle soit, la pratique amateure est située en opposition avec l’expertise professionnelle. La première relèverait du hobby. La seconde serait gage de qualité et de sérieux. Un travail « d’amateur » renvoie à la malfaçon : l’usage commun veut qu’il n’atteigne pas les standards que l’on serait en droit d’attendre d’un travail « de pro ». Pourtant, et c’est dans l’étymologie du terme, l’amateur·e « aime » ce qu’il ou elle fait, s’investit pour un résultat reflétant au mieux ses ambitions. L’amateur·e crée avec ses tripes, faisant fi des codes et des contraintes. Et, pour le cinéma comme pour d’autres pratiques, l’honnêteté du propos et l’originalité de la forme font oublier les défaillances techniques et l’étroitesse des moyens.

Eyad ASBL est une association culturelle de Cohésion Sociale et d’Éducation Permanente, « un lieu de rencontres, de découvertes, de partages, d’apprentissages [1]… ». Charlotte y enseigne le français, à un public majoritairement turcophone. Elle a participé à la formation mise sur pied dans le cadre du projet CLAP ! visant à outiller des encadrant·es de groupes d’adultes vulnérables afin qu’ils et elles mettent sur pied des ateliers collectifs de création cinématographique. Dans le cadre de son cours et avec le concours en point de mire, elle a proposé à ses apprenant·es de se lancer dans la réalisation d’un film.

L’animatrice comme point d’ancrage

En plus d’être amateurs, les films « d’atelier » ont pour caractéristique d’être collectifs. C’est un groupe et pas un·e auteur·e qui s’exprime. Écrire et faire des choix ensemble, avancer coûte que coûte n’est possible qu’à travers la médiation de l’animateur·rice. Il ou elle initie le projet.

mediaclap.eu

Et son rôle est déterminant pour « embarquer » le groupe. Charlotte avait « un intérêt pour le cinéma, pour l’écriture de scénario. Et pour animer un projet de court métrage, ce qui est chouette pour le public, c’est que nous-mêmes on soit passionné. Ça a un grand impact, pour donner envie aux gens. » Mais cela ne suffit pas pour que la mécanique se mette en route. Il faut aussi qu’un climat de confiance ait pu s’instaurer entre le groupe et l’animateur·rice. « C’était pour la plupart des personnes que je connaissais depuis l’année dernière. Il y avait déjà cette confiance qui était présente. Il y avait moins de réticences que si j’étais arrivée de l’extérieur. » Mais pour Charlotte, sans pour autant mettre le public sous la pression d’aboutir à un résultat, l’idée de participer à un concours a également été un facteur de motivation. Faire son propre film, en faisant partie d’un tout, et avoir l’opportunité de porter la voix. Si la thématique du concours donne le ton et oriente la réflexion, comment ensuite se l’approprier pour « écrire » un film ?

Le racisme, c’est pas de la théorie

Libérer la parole sur une thématique complexe, permettre à chacun·e de partager des expériences de vie. L’exercice n’est pas si évident qu’il y parait, et nécessite de recourir à des méthodes d’animation : « Quand on a commencé le projet, ils n’avaient pas de message particulier à faire passer. Je leur ai demandé à tous et toutes d’écrire six mots qui leur faisaient penser au mot “racisme”. Et je l’ai fait moi aussi d’ailleurs. On a regroupé ces mots et on a vu qu’on avait des mots en commun et d’autres pas du tout. » Ce sont surtout des situations et des lieux de vie qui émergent, dans lesquels les membres du groupe ont expérimenté le rejet, la peur, le racisme : le bus, l’hôpital, l’école, la piscine… En s’inspirant de moments vécus, l’intention du film s’est dessinée. Pour Charlotte, cette étape créative a aussi été un prétexte pour mettre en perspective les causes qui ont engendré l’inconfort ou le malaise profond. L’impression d’être toisé dans le bus parce qu’on se sent étranger ? La confrontation avec des règlements discriminants à l’hôpital ou à la piscine ? Le manque de considération d’une direction d’école ? Les expériences quotidiennes du racisme, le groupe les a reproduites dans plusieurs scénettes. « Comme on a mis en scène certaines situations dont ils avaient parlé, ils se sont retrouvés à jouer eux-mêmes le rôle des personnes qui les discriminaient. Personne n’en a parlé, ce n’était pas un sujet. C’était juste très naturel… On n’a pas théorisé tout ça ». Pas théorisé mais re-vécu, ensemble. À la manière du théâtre de l’opprimé élaboré par le dramaturge Augusto Boal, le processus d’écriture et de réalisation a permis au groupe de passer du « je » au « nous », et dénoncer l’injustice en représentant des moments réels.

Pousser le groupe, rester à son écoute

Si les cinéastes amateurs contemporains ont en main des outils audiovisuels bien plus pratiques et accessibles que par le passé, réaliser un film reste un défi de taille. La mise en place ne s’improvise pas. « La première chose c’est l’organisation. Prendre le temps pour chaque étape. Et quantifier combien de temps va prendre chaque étape, pour ne pas être stressé. Pour eux c’est quelque chose de nouveau : filmer, jouer la comédie… C’est important que les gens soient le plus détendus possible. C’est important aussi de garder le groupe motivé. Ça implique pour la personne qui anime de toujours être à l’écoute de comment va le groupe ». Écriture de la note d’intention, découpage technique, corrections : le groupe s’est impliqué dans chaque étape de création. « Je voyais que certaines personnes se mettaient des limites et des blocages. Je voulais pousser pour casser ça, sans que ça craque, en faisant attention à ce que les personnes soient bien ». Ce sont aussi les problèmes techniques qui viennent parfois entraver la dynamique. « Le son c’est quelque chose de super dur à maîtriser. On entendait le bruit de la rue même si les fenêtres étaient fermées. »

Et puis la magie opère, le groupe est porté par son propos, prend ses responsabilités. « Quand on filmait, on était tous à fond dans le projet. On essayait tous de faire en sorte que ça se passe bien. Ils me disaient “mais Charlotte on a oublié de dire cette phrase-là, il faut qu’on retourne le plan” ». Les rôles s’inversent, et les frontières entre encadrant·es et participant·es disparaissent. C’est bien le cœur de la démarche d’éducation permanente qui est touché. Et pour l’animatrice, c’est l’occasion de s’enrichir et d’enrichir sa pratique.

Le film comme un miroir

« En entendant les témoignages, je réalisais encore un peu plus la chance que j’ai de ne pas vivre ces choses-là. C’est d’autant plus frappant lorsque les gens en parlent en face de toi, et que beaucoup appuient le propos, ont vécu les mêmes situations. On se sent un peu comme la minorité alors que d’habitude, on est peut-être plus la majorité. Cela nous amène à écouter davantage. » Difficile, après une telle expérience, de convaincre le groupe de reprendre des cours plus traditionnels. « Ce qui est chouette c’est d’utiliser le cinéma comme outil pédagogique. C’est plus rigolo que d’utiliser des cahiers de conjugaison et de grammaire. C’est plus ludique et c’est une autre manière d’apprendre le français. Au début ils ne pensaient pas qu’ils y arriveraient. Les voir regarder le résultat, c’était quelque chose. Tout ça m’a donné envie de refaire des films. » Pour le festival À Films Ouverts, c’est peut-être ce cinéma-là, celui des amateur·es, qui se révèle le plus précieux pour prendre le pouls de nos sociétés sur les questions du racisme et de l’interculturalité.

Brieuc Guffens et Damla Castriani

[1eyadasbl.be

Ceci peut aussi vous intéresser...

Votre court métrage, avec ou sans masque ?

Réaliser un film est un processus exigeant : il s’agit de rassembler un groupe, de multiplier les rencontres pour imaginer une histoire mettant en scène des questions (…)