Analyse, module de formation en ligne et outil d’animation
C’est quoi au fond ta pop culture ?
Les contours de la « pop culture » sont flous : ils fluctuent en fonction des époques, des personnes qui tentent de les arrêter et de leurs motivations. L’intérêt qu’on lui accorde est, lui aussi, à géométrie variable. La pop culture est-elle abrutissante ou émancipatoire ? Sa dimension commerciale lui fait-elle perdre toute prétention à jouer un rôle positif dans la société ? Tenter une définition de la pop culture (de son groupe), c’est en tous cas l’occasion pour l’éducateur aux médias d’identifier son propre champ d’action.
En 2021, le gouvernement français mettait à disposition des jeunes de 18 ans un « pass culture » de 300€. L’objectif ? Faciliter leur accès aux lieux, événements et objets culturels. Une polémique s’en suivit, puisque « le premier réflexe de la plupart des jeunes n’a pas été d’acheter les œuvres complètes de Proust ni de faire la queue pour une pièce de Molière. Les adolescents français se sont rués sur les mangas [1]. » Tout le monde n’a définitivement pas une conception identique de ce qui relève de la « culture ». Le terme « populaire » n’est pas plus simple à définir : où se situerait donc une frontière entre le peuple et le reste de la population ? Combinés, ces deux mots en créent un troisième encore plus nébuleux.
Faute de mieux, on débute souvent une recherche sur le sujet en pointant la complexité, la variété des facettes de la « pop culture ». Sans trop savoir ce qu’elle est précisément, on sait au moins qu’elle est partout. Pour Hubert Arthus, auteur de Pop Corner, la grande histoire de la pop culture, « la pop a irradié tous les champs de notre existence. À la manière des personnages de Pokemon qui ont investi nos vies, la pop culture est partout. Les super-héros sont désormais à l’affiche des blockbusters. La pop musique est omniprésente : dans les meetings politiques comme dans les grands magasins. Les comics ont laissé leur empreinte dans la manière dont on “construit” les téléfilms. Le succès des séries en témoigne. Même en journalisme, on s’amuse à feuilletonner [2]. »
Définir la pop culture n’est en général pas une démarche gratuite ou anodine : elle poursuit un objectif politique, idéologique, pédagogique… Pour Andi Zeisler, auteur de Feminism and Pop Culture, « les définitions de la culture populaire dépendent de la personne qui la définit et de son agenda [3] ». Définir la pop culture est un exercice périlleux, et on ne se lance pas dans cette aventure « juste » pour le plaisir.
Pour y voir plus clair dans la variété des grilles de lecture, nous nous appuierons sur l’ouvrage Cultural theory and popular culture [4], de John Storey. Le chercheur en identifie 6 différentes.
La culture populaire est la culture favorisée ou appréciée par de nombreuses personnes
Cette première définition n’a pas de connotation négative (ni positive), elle met simplement en évidence la popularité quantitative d’un objet culturel. Cependant, l’utilisation d’un indice quantitatif ne suffit pas à définir complètement ce qu’est la culture populaire. En effet, à titre d’exemple, une œuvre littéraire classique est parfois massivement achetée et lue parce qu’elle fait partie des programmes scolaires, mais cet élément n’est pas suffisant pour dire qu’il s’agit de culture populaire (par opposition à une culture élitiste). Ce qui nous amène à notre deuxième définition :
La culture populaire est la culture qui ne rentre pas dans ce que nous définissons comme la « haute culture »
Ici, la pop culture est construite en opposition à la haute culture, une culture élitiste qui serait définie sur base d’un jugement de valeur : sa forme élégante, raffinée et complexe. Cette complexité garantit à la haute culture son statut exclusif. Pour le sociologue Pierre Bourdieu, les distinctions culturelles de ce type sont souvent utilisées pour soutenir les distinctions de classe sociale. La définition du (bon) goût est une considération profondément idéologique. Le grand art nécessitera donc un certain bagage de connaissances pour être compris, des connaissances qui permettront de se distinguer de la « masse ». Et alors que la culture pop n’est considérée que comme un divertissement et un amusement, le grand art, en plus de divertir, visera également à informer, enrichir, élever l’esprit et inspirer. « Parce qu’elle est à la portée du plus commun des mortels, ses détracteurs mépriseront la culture populaire considérée comme violente, vulgaire, bête,… [5] »
Cette définition opère donc une distinction très claire entre la culture élitiste, qui serait le résultat d’un acte de création individuel, et la culture populaire, qui serait le résultat d’une culture commerciale produite en masse. Cependant, cette distinction n’est pas si claire et encore moins figée dans le temps. Par exemple, William Shakespeare est aujourd’hui considéré comme l’incarnation de la haute culture, mais au XIXe siècle encore, son œuvre faisait partie intégrante du théâtre populaire. La même remarque peut également être faite à propos de l’œuvre de Charles Dickens [6]. Plus récemment, le même phénomène a été observé avec les bandes dessinées, qui ont été « tournées en dérision en tant que niaiserie pour les enfants et les adultes analphabètes, et font maintenant l’objet de rétrospectives dans les grands musées d’art [7]. »
Le changement de statut d’un objet culturel peut également avoir lieu dans l’autre sens. Par exemple, l’air d’opera Nessun dorma de Puccini a toujours été considéré comme faisant partie de la haute culture, mais un changement s’est produit dans les années 90, lorsque l’air, interprété par Pavarotti, a été choisi pour être le Thème officiel de la Coupe du monde de la BBC Grandstand [8] et s’est hissée à la première place du hit-parade britannique. John Storey raconte l’anecdote d’un de ses élèves se plaignant du fait que le succès commercial de cet air d’opéra l’avait dévalorisé. L’étudiant était maintenant gêné de le jouer car il ne voulait pas que les gens pensent que son goût musical résultait simplement du thème de la Coupe du monde. Ce dernier exemple démontre que la distinction entre haute culture et culture populaire repose également sur l’intérêt que l’élite lui porte. Comme si un objet culturel, en devenant « trop » populaire, perdait sa qualité et son attrait pour l’élite. À l’inverse, cette dernière peut se saisir d’objets pop-culturels pour les « muséaliser » : Tolkien, Hergé ou Spielberg en sont des exemples [9].
La pop culture est une « culture de masse »
Cette définition suggère que la culture pop n’est qu’une culture commerciale produite (de manière industrielle) pour être consommée en masse. Dans cette perspective, la culture populaire est soit vue comme un outil utilisé par l’élite pour profiter des masses, soit comme une menace pour « les valeurs traditionnelles de la haute culture ou pour le mode de vie traditionnel d’une classe ouvrière “tentée” [10] ».
Mais cette seule définition ne suffit (toujours) pas pour définir la culture populaire, car elle ne tient pas compte de la réception par le public. Le consommateur est ici considéré comme passif et sans cervelle, consommant indifféremment ce que l’industrie lui sert. « Or, la majorité des nouveaux produits culturels (films, albums, etc.), malgré tout ce qui est investi dans leur promotion, font un flop et peinent à couvrir leurs frais et à trouver un public. Environ 80 % des singles et des albums perdent de l’argent. De telles statistiques devraient clairement remettre en question la notion de consommation comme une activité automatique et passive [11]. »
Par ailleurs, « culture populaire rime souvent avec l’imaginaire anglo-saxon : univers de fantasy ou de sience-fiction, stars de la musique, grandes marques, séries télévisée ou jeux vidéo représentent des secteurs où les produits américains sont emblématiques. Cette domination américaine trouve ses origines dans l’histoire internationale et en particulier dans la place centrale qu’occupent les USA et leur économie depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette domination est souvent associée à la diffusion d’un système de valeur libéral et capitaliste où l’individualisme, l’argent et le consumérisme trônent [12] ».
Cependant, ce n’est pas parce que la culture américaine est accessible partout qu’elle est consommée de la même manière. Là encore, la manière dont les gens lisent et décodent la pop culture n’est pas prise en compte. De plus, cette critique de l’américanisation cache aussi ses avantages : posséder un stock d’images, de musiques et de vidéos véhiculant des représentations sociales « banales » connues par le plus grand nombre, même au-delà des clivages sociaux, est d’un grand intérêt pour les éducateurs aux médias. « Qu’on soit ouvrier ou cadre d’entreprise, adolescent·e ou cinquantenaire, nous sommes susceptibles d’apprécier Games of Thrones et de nous précipiter dans les salles de cinéma pour découvrir la nouvelle déclinaison de l’univers de Star Wars. Même dominante, la culture américaine reste une marchandise qui craint la concurrence et dépend de sa rentabilité et donc du marché. La culture populaire ne constitue pas un déversement à sens unique de l’idéologie de l’Oncle Sam mais s’adapte aux évolutions sociales pour surtout, ne pas les contrarier [13] ». Dès lors, analyser cette adaptation aux changements sociaux et les normes véhiculées par la pop culture offre de grandes opportunités pédagogiques, pour déconstruire les stéréotypes de genre par exemple.
La culture populaire est la culture qui vient du « peuple »
Cette définition envisage la culture populaire en tant que culture folklorique, quelque chose qui émane du peuple plutôt que de lui être imposé. La culture populaire est une culture authentique créée par les gens pour les gens, par opposition à une culture qui leur est imposée par des entreprises commerciales. Cette perspective, si elle se détache des éléments traditionnels qui nourrissent l’identité d’un peuple, s’accorde bien aux médias sociaux contemporains : plus que jamais, et même si c’est par l’entremise des géants du web, tout un chacun produit et partage « ses » productions culturelles et alimente la pop culture.
Mais cette définition présente deux problèmes : premièrement, elle ne dit pas ce que l’on entend par « le peuple ». Deuxièmement, elle élude complètement l’aspect commercial de la culture populaire et des ressources qui sont utilisées pour la créer.
La culture populaire comme instrument d’hégémonie et de consensus
Cette définition met en évidence la nature politique de la culture populaire, et s’appuie sur la notion d’hégémonie de Gramsci. « Gramsci (2009) utilise le terme “hégémonie” pour désigner la manière dont les groupes dominants de la société, par un processus de “leadership intellectuel et moral”, cherchent à gagner le consentement des groupes subordonnés de la société [14]. »
L’hégémonie culturelle est ce qui est convenu. Elle définit ce qu’un groupe considère comme normal ou non. En analysant les différents conflits qui traversent la culture populaire, nous pouvons également explorer les conflits de classe, mais aussi les conflits autour du genre, de la race, du handicap, de la sexualité, des générations, etc.
Cette approche envisage ainsi la culture populaire comme un terrain de lutte entre la « résistance » des groupes subordonnés et les forces « d’incorporation » opérant dans l’intérêt des groupes dominants. Dans cet usage, la culture populaire n’est pas la culture imposée des théoriciens de la culture de masse, ni une culture émergeant d’en bas, du « peuple » spontanément en opposition – c’est un terrain d’échange et de négociation entre les deux [15]. Les groupes en lutte contre les dominations et les discriminations ont compris très tôt l’intérêt d’être présentes sur le terrain de la culture populaire en analysant et critiquant les normes néfastes véhiculées par certaines publicités, séries, films ou autres produits culturels, mais aussi en proposant de nouvelles manières de représenter la société.
Par exemple, la relecture féministe de la scène du baiser dans Blanche-Neige a permis un débat sur la notion de consentement. Alors que la scène où le prince charmant embrasse Blanche-Neige endormie a longtemps été considérée comme le summum du romantisme, revoir cette scène avec des « lunettes de genre » en pointe les dimensions problématiques. Blanche-Neige dort et n’a jamais rencontré le prince de sa vie : concrètement, c’est une agression sexuelle.
Mais ces remises en question, ces « renégociations » ne se font pas sans heurt. Lorsque les féministes ou les critiques de la culture pop pointe ses problèmes, ils et elles sont rapidement accusé·es de vouloir « effacer la culture » (notion de cancel culture [16] en anglais). Cette notion est souvent brandie par les milieux conservateurs qui décrédibilisent les milieux progressistes en les accusant de vouloir effacer de la culture tout ce qu’ils considèrent comme problématique : sexisme, racisme, homophobie, etc. En réalité, l’effacement de la culture n’est pas du tout revendiqué par les personnes ayant un discours critique sur la (pop) culture, mais bien de réfléchir et d’ouvrir le débat sur ce qu’elle soulève.
Une vision « post-moderniste » de la culture populaire
Cette approche considère que la distinction entre culture « authentique » et culture « commerciale » a fait long feu. Dans la culture populaire (numérique), les utilisateurs·rices s’approprient des contenus culturels manufacturés, les modifient pour leur propre usage ou le rejettent unilatéralement, les paraphrasent ou s’en détournent pour créer leurs propres formats. Pour certains, la fin de la distinction entre culture authentique et culture commerciale « est une raison de célébrer la fin d’un élitisme construit sur des distinctions arbitraires de la culture ; pour d’autres, c’est une raison de désespérer de la victoire finale du commerce sur la culture ». L’artistique, le commercial, le professionnel et l’amateur s’entremêlent volontiers et ces catégories s’influencent mutuellement. La pub en est l’exemple le plus criant : vend-elle le produit ? la star de cinéma servant d’égérie ? l’artiste engagé pour la musique [17] ? Et comment considérer le détournement cocasse sur Internet d’une peinture de la renaissance ou l’exploitation des notes d’une symphonie dans un morceau de rap amateur ? Au-delà des catégorisations artificielles, ce sont surtout les usager·ères qui tissent ou chamboulent les contours de la pop culture, la rendant trop mouvante pour être figée.
Au fond, pour l’éducateur·rice aux médias, l’important n’est peut-être pas d’avoir une vision claire ou arrêtée de ce qu’est la pop culture, mais de comprendre ce qui constitue les référents du groupe qu’il ou elle accompagne.
Connaître la (pop)culture de son groupe pour poser une réflexion de société
Quelle que soit notre posture vis-à-vis de la pop culture, que nous soyons méfiants ou enthousiastes, elle fait partie de la vie de chacun·e. Elle constitue un vaste réservoir de références. Mais les ados de 14 ans animé·es dans le cadre d’activités extra-scolaires ou les membre d’un club de seniors n’y ont pas puisé les mêmes objets pour se constituer une « culture » commune. Poser ensemble un regard critique sur ce que les publics regardent, utilisent, voient, jouent et lisent présuppose donc d’en avoir pris connaissance. Pour Laura Ascione « Autant nous devons célébrer ce que les jeunes aiment, autant nous devons nous engager avec eux dans ce qu’ils trouvent problématique et dérangeant [18] », et cette démarche est applicable quel que soit le public accompagné. Car l’éducation aux médias n’est pas une éducation aux « bons médias », qu’une quelconque autorité aurait eu pour mission de répertorier. Son rôle n’est pas de poser un jugement de valeur, ni de proposer une éducation artistique. Elle s’attache à questionner les usages médiatiques réels des publics et à s’appuyer sur eux pour encourager des évolutions sociétales. Et vous, elle vous fait quoi votre pop culture ?
Cécile Goffard
Le kit d’animation Mieux connaître la culture médiatique de son public a été développé dans le cadre du projet eMERGE. Il est composé de six activités visant à sonder et à mieux connaître la culture et les pratiques médiatiques de votre groupe. Il a initialement été co-développé par 35 enseignant·es de Bruxelles, Athènes, Palerme et Bucarest. Il a été testé auprès de plus de 1000 élèves, et a été adapté pour être exploité auprès des publics des secteurs jeunesse et d’éducation permanente. Le module d’auto-formation Éducation aux médias et culture populaire permet par ailleurs à tout·e animateur·rice d’approcher la culture médiatique de son public et d’enclencher une dynamique réflexive (notamment par le prisme des stéréotypes de genre).
Pour toute question concernant l’utilisation de ces outils, ou si vous souhaitez l’accompagnement de Média Animation pour leur exploitation avec vos publics, n’hésitez pas à contacter l’équipe !
Image de couverture : En 2023, le shōnen manga One Piece compte 102 volumes disponibles chez Glénat.
[1] The New York Times, Les jeunes bénéficiant du « Pass Culture » préfèrent les mangas à Molière, Le Courrier International, Paris, 29/07/2021. https://www.courrierinternational.com/article/vu-des-etats-unis-les-jeunes-beneficiant-du-pass-culture-preferent-les-mangas-moliere
[2] Baudouin Eschapasse, De quoi la « culture pop » est-elle le nom ?, Le Point, Paris, 13/02/2017. https://www.lepoint.fr/pop-culture/de-quoi-la-culture-pop-est-elle-le-nom-13-02-2017-2104333_2920.php#11
[3] Andi Zeisler, Feminism and pop culture, Seal Press, USA, 2008, p1.
[4] John Storey, Cultural Theory and Popular Culture. An Introduction. 5ème edition, Sunderland, UK : Pearson, Longman, 2009.
[5] Daniel Bonvoisin et Élisabeth Meur, Pop Modèles : ce que la culture populaire fait aux femmes, Média Animation, Belgique, 2017. https://popmodeles.be/pop-modeles-ce-que-la-culture-populaire-mediatique-fait-aux-femmes/
[6] John Storey, op. cit., p6.
[7] Andi Zeisler, op. cit., p6.
[9] Daniel Bonvoisin et Élisabeth Meur, op. cit.
[10] John Storey, op. cit., p8.
[11] John Storey, idem.
[12] Daniel Bonvoisin et Élisabeth Meur, op. cit.
[13] Daniel Bonvoisin et Élisabeth Meur, idem.
[14] John Storey, op. cit., p8.
[15] John Storey, idem.
[17] John Storey, idem.
[18] Laura Ascione, Are you using popular culture in class ? Why you should be, eSchoolNews, 2017. https://www.eschoolnews.com/2017/01/03/using-popular-culture-class/2/