Au bout du fil, déjouer la stigmatisation raciale
L’accent joue un rôle certain quand il s’agit de caractériser une personne en regard de sa communauté d’origine ou d’appartenance. Nous identifions aisément l’accent à adopter pour camper un personnage asiatique, africain, arabe, un banlieusard ou un aristocrate. La pop culture nourrit cette définition de caractéristiques langagières, notamment celles des communautés issues de l’immigration ou des classes les plus populaires. Celles-ci conditionnent un jugement de valeur : il y aurait une « bonne » manière de parler… et une « mauvaise », déclenchant le rire, mais aussi la méfiance. Comment le cinéma exploite-t-il ces différentes expressions d’une même langue ? Le film peut-il questionner cette forme de ségrégation ?
La White Voice comme outil d’intégration
Dans BlacKkKlansman (Spike Lee, 2018) et Sorry To Bother You (Boots Riley, 2018), les deux héros afro-américains, Ron et Cassius, sont confrontés à une société qui ne les accepte pas pour ce qu’ils sont. Économiquement, professionnellement et socialement, leur origine et leur statut d’afro-descendants représentent des freins à l’insertion, les empêchant d’accéder à une forme de reconnaissance. Eddie Murphy avait lui-même dénoncé de manière satirique les privilèges accordés aux Blancs dans la société américaine dans son sketch White Like Me, adoptant un maquillage de « Blanc » et une voix haut-perchée. Chacun à leur manière, Ron et Cassius vont également tenter de détourner les codes qui les enferment dans leur apparence.
Outil de renversement des codes, le téléphone va permettre à Ron d’intégrer le Ku Klux Klan, tandis que Cassius optera pour une White Voice, sous les conseils d’un collègue, afin de devenir un « Super Vendeur » dans sa société de télémarketing. La White Voice, une voix qui correspondrait à une manière blanche de s’exprimer, serait donc la norme à adopter pour gagner en crédibilité. Le film questionne cette hiérarchisation des manières de parler et critique la stigmatisation. Parler comme un Blanc, selon le collègue de Cassius, ce n’est pas parler proprement ou prendre une voix nasillarde. La différence tient dans l’insouciance qui que l’on doit sentir dans la voix de Cassius, celle d’une confiance profondément ancrée. Ça, c’est la White Voice, une voix empreinte d’indifférence et de détachement.
Une norme en matière de langage ?
La White Voice établit une façon de s’exprimer comme norme dominante, en opposition à l’anglais vernaculaire : le dialecte afro-américain. Dans les médias français, c’est l’accent « parisien » qui s’impose comme norme. Il est exploité et établi dans les cours de « Français Langue Etrangère » comme français d’enseignement. Si en « Français Langue Étrangère », les variations régionales et les accents sont considérés comme une richesse, ils sont au contraire vus comme un « frein » à la compréhension ou au sérieux du propos pour les médias francophones. Une uniformisation est en effet mise en place dès la formation des jeunes journalistes, leur imposant de se plier à la norme médiatique langagière, c’est-à-dire un français « sans accent », sans régionalismes.
La glottophobie : une discrimination raciale et sociale
La glottophobie, ou discrimination linguistique, porte un coup à l’interculturalité. Elle correspond au rejet d’une diversité langagière et donc de certaines identités. L’accent participe à un régionalisme, et donc à une appartenance. L’identité étant constituée d’une série d’appartenances diverses, railler l’une des appartenances de quelqu’un·e en moquant son accent ou sa manière de parler participerait à une forme de discrimination. Cette attitude se matérialise notamment dans le sous-titrage des interventions de personnes francophones non françaises dans les médias. Si leur français est tout à fait compréhensible, les journaux pointent la différence du doigt. La glottophobie est donc une discrimination raciale dans certaines situations. Il s’agit également d’une discrimination sociale, car l’accent « parisien » ou l’accent du « bé-wé » sont associés à une classe sociale aisée. Les personnages des films de Boots Riley et Spike Lee s’en jouent, et tournent cette stigmatisation à leur avantage, la transformant en outil contre une hiérarchie ancrée dans un système. L’accent accompagne une série d’autres stéréotypes négatifs dans lesquels certaines régions ou pays se retrouvent catalogués. Il convoque tout un imaginaire qui accompagne la stigmatisation. Un accent méridional va, par exemple, engager tout un imaginaire des vacances, un registre lié au soleil et à la plage. Pour beaucoup, c’est cela que représente le Sud. Vont alors ressurgir tous les stéréotypes typiquement provençaux : la pétanque, le pastis et les cigales. Mais ces stéréotypes ne sont pas tous positifs. En Belgique, la glottophobie se retrouve dans le processus d’embauche comme étant un critère de discrimination parmi d’autres. L’accent devient alors un frein à l’emploi. Cassius, dans le film de Boots Riley, est confronté à ce type de discrimination. La White Voice lui permet de grimper les échelons de sa société de télémarketing, suggérant une ascension sociale due exclusivement à une « manière blanche » de s’exprimer. La voix sert alors comme synonyme de la prétendue supériorité blanche nord-américaine. À Bruxelles, c’est « l’accent de la mixité » qu’il s’agirait de gommer : le franc parler des quartiers ou les mots non français du « maroxellois [1] ».
Un renversement critique des codes, une affirmation identitaire
Cette notion de « voix de Blanc » nourrit une critique acerbe de cette société qui n’accepte pas la différence. Elle est ici réappropriée par des minorités inventives et à l’autodérision marquée. Cette absurdité est d’autant plus appuyée par la voix de Cassius, haut perchée et artificielle, post-synchronisée ou lue par une personne hors-champ lors du tournage alors que l’acteur articulait les mots prononcés. Dans BlacKkKlansman, au contraire, la voix utilisée par Ron n’est pas différente de sa voix habituelle. Son chef le met en garde : le Ku Klux Klan repèrera forcément une différence entre la diction d’un Blanc et celle d’un Noir. Ron lui répond le plus naturellement possible que « Certains Noirs parlent un anglais châtié, d’autres l’anglais de la rue. Ron Stallworth maîtrise les deux. ». L’absurdité est donc tout aussi marquée que dans Sorry to Bother You, car elle pose à sa manière la question de l’existence d’une différence : « après tout, comment un Noir serait-il censé parler », demande Ron à son chef.
Sortir du diktat des accents ?
Aux États-Unis, le cinéma des minorités Afro-américaines questionne donc une forme de ségrégation par l’imposition d’une norme langagière. Les réalisateurs de films comme BlacKkKlansman ou Sorry to Bother You détournent les codes pour déjouer les assignations sociales à un accent. Ils se moquent des stéréotypes et pointent du doigt l’absurdité d’une prétendue différence. Certains artistes ont décidé d’opérer un changement dans les représentations en faisant fi des clichés sur l’accent maghrébin, ou « des banlieues », habituellement attribués aux acteurs et actrices d’origine nord-africaine. Mektoub My Love : Canto Uno (2018), le dernier film d’Abdellatif Kechiche, se déroule dans le sud de la France. Le réalisateur y donne à voir une jeunesse d’origine tunisienne intégrée et au parler proche de ce que l’on appelait précédemment le « français parisien ». Le réalisateur nie donc deux stigmatisations : Amin, son personnage principal, n’a ni l’accent méridional, ni l’accent « des banlieues ». Preuve s’il en est que les assignations sociales à un accent peuvent être détournées au cinéma.
Nina Cottam et Brieuc Guffens
[1] Néologisme né de la contraction entre les mots « marocain » et « bruxellois ». Être « maroxellois » caractérise une posture au croisement de ces deux identités culturelles.