Apocalypse Hitler à la sauce Riefenstahl
De plus en plus, des documentaires misant abondamment sur le spectaculaire inondent nos écrans. Apocalypse Hitler en fait partie. Sorti en 2011 pour la télévision, ce documentaire prétend expliquer comment Hitler « a été possible ». Au détriment d’une explication historique rigoureuse, le film démultiplie des procédés formels et narratifs qui présentent des similarités troublantes avec ceux de la propagande politique, notamment nazie.
Apocalypse Hitler est un film en deux parties (La menace ; Le führer) réalisé pour la télévision en 2011 par Isabelle Clarke et Daniel Costelle à qui l’on doit Apocalypse la 2ème Guerre mondiale (2009) et Apocalypse la 1ère Guerre mondiale (2014). Le film a connu un succès très important lors de sa diffusion avec 6 163 000 de téléspectateurs en France [1] et 450 000 en Belgique francophone [2]. La série Apocalypse, dans son ensemble, a suscité la polémique chez les historiens à cause du traitement des archives (colorisation, recadrage, bande-son), de son côté blockbuster et des partis pris par les réalisateurs [3].
Le triomphe de la volonté est un documentaire réalisé sur l’ordre d’Hitler lors du congrès de Nuremberg de 1934. Leni Riefenstahl, la réalisatrice, y présente le déroulement du congrès et bien qu’elle revendique l’objectivité de sa démarche, ce film est généralement considéré comme le parfait exemple du film de propagande.
Hitler, un héros de fiction ?
La concordance du schéma actanciel de Greimas avec Apocalypse Hitler démontre que ce dernier est conçu comme un récit qui pourrait être assimilé à une fiction traditionnelle. Pour Greimas, un nombre restreint de termes actanciels suffit à rendre compte de l’organisation d’un récit. Il élabore sa théorie structuraliste en comparant celle de Propp avec celle de Souriau. Il met en évidence le fait que, dans un récit, un sujet est lié à un objet par un désir. Il met au point un modèle simple axé tout entier sur l’objet, qui est à la fois objet de désir et objet de communication. De plus, Greimas met en évidence deux autres sortes d’actant : les adjuvants qui apportent l’aide en agissant dans le sens du désir, ou en facilitant la communication ; les opposants, qui, au contraire, sont des obstacles en s’opposant soit à la réalisation du désir, soit à la communication de l’objet. Pour Greimas,« la simplicité [du schéma actanciel] réside dans le fait qu’il est tout entier axé sur l’objet du désir visé par le sujet, et situé comme objet de communication, entre le destinateur et le destinataire, le désir du sujet étant, de son côté, modulé en projections d’adjuvants et d’opposants [4] ».
En clair, le sujet (le héros principal de l’histoire) désire un objet et entreprend une quête ; le destinateur (une personne ou un sentiment par exemple) pousse le sujet dans sa quête de l’objet ; le destinataire (qui peut être le sujet lui-même ou autrui) bénéficie de l’objet. Le sujet est aidé dans sa quête par des forces positives (les adjuvants) et est contrarié par des forces négatives (les opposants).
Le schéma actanciel de Greimas ambitionne de saisir tous les récits du monde
Dans Apocalypse Hitler, la construction narrative adoptée est celle d’un héros (Adolf Hitler) qui, après une succession d’épreuves qui vont le conforter dans sa mission ou le faire douter, va acquérir le pouvoir en Allemagne. Son objet est le pouvoir. Il a plusieurs adjuvants qui vont l’aider ainsi que plusieurs opposants qui vont essayer de le freiner. Le destinateur est identifié à l’occasion d’un événement survenu en 1918 : lorsque Hitler apprend la reddition de l’Allemagne, il entend une voix qui le pousse à libérer le peuple allemand. Le destinateur revêt donc un côté mystique car il s’agit dans le film de cette voix. Le destinataire est le peuple. Le film se termine en 1935 avec le Congrès de Nuremberg. Apocalypse Hitler fait d’Hitler un véritable personnage mythique et les comparaisons incessantes avec Rienzi, un héros wagnérien, confortent cette impression. La relation à la fiction est marquée dans le commentaire de la fin : « Hitler a réalisé le rêve insensé de sa jeunesse : devenir Rienzi, son héros wagnérien favori qui se sacrifie pour sauver son peuple, en adoration devant lui [5] ». Le commentaire ajoute qu’ « Hitler est devenu le golem, créature de la Bible faite de glaise et qui aveuglera les humains de sa puissance infernale [6] ».
La construction narrative n’est pas si éloignée de celle de Leni Riefenstahl dans Le triomphe de la volonté. En effet, au début du film, Hitler, le sujet, arrive en avion à Nuremberg. L’objet c’est convaincre et séduire le peuple allemand. Le destinateur est ici aussi mystique puisque son arrivée du ciel et la lumière incessante qui l’entoure font d’Hitler un être divin. Le destinataire est le peuple allemand. Dans le film, on présente les discours des principaux représentants nazis qui jouent le rôle d’adjuvants. Les opposants sont cités dans les discours, ce sont ceux qui critiquent le Nazisme, qui prétendent qu’Hitler veut la guerre. Arrive le premier discours d’Hitler à la jeunesse hitlérienne. Ce passage nous montre un Hitler qui, bien que séduisant la foule, hésite dans ses mots et semble improviser. Le film se poursuit par des défilés parfaitement orchestrés et se clôture par le discours de fin d’Hitler qui tranche avec le premier. Dans ce dernier, il maîtrise tout, chaque geste est précis et la caméra met en valeur le chef tout puissant de l’Allemagne. En somme, le film se termine en apothéose avec la réussite du congrès et la gestuelle convaincante d’Hitler. Le Héros, Hitler, a su conquérir ses partisans et les gens venus assister au congrès.
La bande originale d’Apocalypse Hitler a été composée par Kenji Kawai, un réalisateur japonais spécialiste du manga et du jeu vidéo. Elle s’inspire de films d’horreur ou de thriller. Ce type de procédé rapproche un peu plus le film de la fiction. Dans celle-ci, les musiques sont utilisées pour déterminer l’ambiance et le sens des images que l’on voit. Apocalypse utilise les mêmes procédés. L’objectif du film étant de présenter la naissance d’un monstre, toutes les musiques sont là pour le rappeler. Il est intéressant de remarquer que des images utilisées à la fois dans Apocalypse Hitler et dans Le triomphe de la volonté reçoivent un sens très différent à cause de la musique employée. Là où Apocalypse use d’une musique stressante et oppressante, Le triomphe de la volonté use de musique folklorique et populaire. Cependant, dans les deux films, les mécanismes sont les mêmes, les musiques servent le message.
Les deux films jouent sur le registre fictionnel en usant de fonctions narratives qui permettent aux spectateurs de les apprécier comme des spectacles divertissants. Ils mettent en scène Hitler, le héros, qui dans les deux cas essayent de séduire le peuple. La différence est que dans Apocalypse, cela entraînera la guerre et l’horreur (sic) alors que dans Le triomphe de la volonté, le film défend l’idée que cela apportera la paix et la prospérité.
Hitler déifié ?
Apocalypse Hitler ainsi que Le triomphe de la volonté jouent sur le registre de la déification. Le premier nous présente Hitler comme étant le diable incarné alors que le deuxième nous le présente comme étant le Messie.
Dans Apocalypse Hitler, Rienzi, un héros wagnérien, sert d’alter ego à Hitler
Dans Apocalypse Hitler, l’entièreté du film se déroule du point de vue d’Hitler. Il est omniprésent de par le sujet du film et de par les archives sélectionnées (des films de propagande, de l’entourage d’Hitler...). La figure d’Hitler est si totalisante qu’elle masque en partie les causes socio-historiques de la montée du nazisme ainsi que le caractère hasardeux de son accession au pouvoir. En effet, l’impression qui se dégage du film est qu’Hitler est maître de son destin depuis sa naissance. Il est montré comme une sorte de puissance du mal qui comprend tout, qui anticipe presque tout, qui dirige tout et qui fascine tous ceux qui l’entourent.
Dans Apocalypse Hitler, plusieurs éléments tendent à rapprocher Hitler d’une figure divine ou du moins mystique. Comme nous l’avons déjà précisé, le destinateur présenté par le commentaire comme étant l’un des éléments déclencheurs de son ascension (sic) est une voix qu’entend Hitler à l’hôpital après la reddition de l’Allemagne en 1918. « Cette voix m’a appelé à libérer le peuple allemand et l’Allemagne [7] », phrase tirée de Mein Kampf et lue par la voix off.. Cette dernière poursuit en déclarant que « cet hôpital deviendra un temple dédié à sa miraculeuse mission [8] ».
Le principal adjuvant d’Hitler présenté dans le film est la société de Thulé qui est qualifiée de secte obscure. C’est dans celle-ci qu’il aurait rencontré tous ses adjuvants. Or, celle-ci n’avait que des liens assez lâches avec le parti nazi [9]. Dans le film, les thèses les plus irrationnelles, les plus spectaculaires et les plus mystiques sont soutenues pour faire d’Hitler un personnage fascinant.
On n’assiste pas à la vie d’un homme normal mais à celle d’une sorte de dieu ou du moins d’être supérieur. La voix off relate le commentaire d’un Allemand qui a assisté à un meeting d’Hitler : « soudain j’ai senti les yeux d’Hitler sur moi et j’en ai été frappé pour toute ma vie [10] ». Beaucoup d’éléments rattachent Hitler au sacré, les plus frappants concernent Mein Kampf. Ce livre est présenté comme une Bible du mal voire comme les prophéties de Nostradamus où tout ce qui allait se passer durant la Guerre était déjà écrit. La voix off déclare que « ce livre aurait dû être pris au sérieux à l’époque car il renferme 50 millions de morts [11] ». Au début du film, le livre apparaît sur un fond noir, les pages se tournent seules. La musique est oppressante et la voix grave nous parle du livre de la haine. Ensuite un fondu enchaîné laisse apparaître des images de camps de concentration. Plus loin, on nous montre des reliures impressionnantes de Mein Kampf, des couvertures en métal. Lors d’un passage du film, Mein Kampf flotte dans les airs (le ciel est orageux) et la couverture grossit jusqu’à ce que le visage d’Hitler submerge l’écran. Tout ce qui entoure ce livre, dans le film, touche au sacré et à la prophétie.
Mein Kampf reçoit un traitement mystique dans Apocalypse Hitler
Le personnage d’Hitler est ancré ici dans un mysticisme né de la propagande nazie. Le film entend dénoncer l’adhésion au nazisme mais comme le déclare Comolli, « pour dénoncer cette adhésion, on la maintient, on la perpétue [12] ». Finalement, le film contribue au mythe de la toute-puissance d’Hitler qui, d’abord seul, puis aidé de quelques fidèles a mis le monde à feu et à sang. Aucune nuance ni critique n’apparaissent. Les causes de la montée du nazisme comme les crises économiques, la chute de la démocratie dans l’Europe entière sont soit évoquées brièvement soit tues.
Leni Riefenstahl joue aussi sur le registre du chef déifié. Pour preuve, le début du film nous montre Hitler descendant du ciel (en avion) et auréolé de lumière. Hitler est systématiquement mis en valeur par des contre-plongées. Dans un plan, un petit enfant se protège du soleil avec ses mains, le plan suivant nous montre que c’est Hitler qui l’aveugle de sa lumière. Là où Apocalypse représente un Hitler tout-puissant qui apporte le chaos au monde, Riefenstahl nous montre un Hitler tout-puissant qui apporte la paix et la lumière à l’Allemagne.
Le triomphe de la volonté compare Hitler au soleil qui aveugle les spectateurs
Apocalypse Hitler, réalité d’une époque passée ?
La manipulation des images d’archive constitue un des procédés centraux de ce documentaire. Un exemple est particulièrement révélateur. Alors que le film critique Le triomphe de la volonté en mettant en avant son caractère propagandiste, il va cependant utiliser ses images comme illustration de la réalité. En effet, certains plans du film Le triomphe de la volonté (critiqué à juste titre dans Apocalypse Hitler pour son essence propagandiste et ses effets cinématographiques qui servent l’idéologie nazie) vont être utilisés comme illustration à un autre moment du film (en étant recadrés et colorisés) sans que l’on indique que ces images proviennent justement du Triomphe de la volonté [13]. Or, ces images sont le fruit d’une construction. Elles représentent la réalité fantasmée par les Nazis. Dans le film de Riefenstahl, les compositions géométriques (lignes, obliques...) renvoient à la conception de l’ordre et de l’autorité qu’imposent les nazis, les plans larges qui écrasent les individus nous présentent des foules déshumanisées et dociles alors que d’autres plans coupent les foules pour donner l’impression de gigantisme.
Ces images sont utilisées dans Apocalypse Hitler comme des illustrations objectives d’une réalité passée. Le triomphe de la volonté a été utilisé pour « éduquer les foules » et donc la construction de ses plans participe à une certaine vision de la réalité par le régime nazi ; vision qui devient pour Apocalypse Hitler La réalité. Rappelons d’abord que la réalité passée est inatteignable contrairement à ce que pensent les réalisateurs d’Apocalypse qui affirment que leurs films sont la réalité et que les images d’archives sont une fenêtre objective sur ce passé. Pour Apocalypse la 2ème Guerre mondiale, ils déclaraient : « ceci est la véritable histoire de la seconde Guerre mondiale ». L’histoire est une construction qui se base sur des sources du passé mais en aucun cas elle ne permet d’avoir accès à toute la réalité passée et encore moins à une histoire « véritable ». De plus, bien que ces images d’archives contiennent une empreinte d’une réalité passée, en aucun cas elles ne constituent la réalité. Il y a une motivation, un cadrage et un choix qui construisent l’image. Comme l’écrit François Niney : « le pire c’est évidemment de ne pas (...) interroger du tout [les images d’archives] mais de les produire comme des soi-disant preuves d’époque [14]. ».
Un exemple : dans un plan, on voit Hitler entouré de deux personnes qui marchent dans un couloir formé par des légions de SA. Cette image se trouve à l’origine dans Le triomphe de la volonté. Comme nous l’avons dit précédemment, cette image relève de la propagande nazie. Or, Apocalypse Hitler l’utilise sans préciser son origine et la manipule. Elle est recadrée pour produire un nouveau sens. La fin du Reichsparteitagsgelände (« terrain du Congrès du parti du Reich ») est coupée pour donner une impression d’infini. Dans Le triomphe de la volonté, cette image illustre un épisode du congrès de Nuremberg où Hitler quitte la tribune pour traverser tout le terrain et salue une couronne de fleurs. La musique est solennelle. Dans Apocalypse Hitler, la même image est utilisée à la fin du film pour illustrer la marche vers la guerre voire l’horreur (sic). La musique est apocalyptique.
Les réalisateurs d’Apocalypse Hitler donnent un nouveau sens aux images d’archives
Par les procédés utilisés, Apocalypse Hitler se rapproche du Triomphe de la volonté. Le message n’est pas le même mais bien les artifices. Pour Jean-Louis Comolli, les réalisateurs d’Apocalypse Hitler sont malhonnêtes [15]. Ils trompent le spectateur sur l’origine des images et le sens réel de celles-ci. Apocalypse critique Le triomphe de la volonté mais au final utilise les mêmes techniques au service d’un autre message. Ce film perpétue le mythe d’un Hitler tout-puissant sur un mode quasi fictionnel ou mythique [16]. Le succès du film tend à légitimer aux yeux des réalisateurs d’Apocalypse les moyens utilisés. Leur démarche et ce succès pose questions : sans ces procédés à la fois technologiques et narratifs qui transforment le documentaire en un blockbuster digne des plus grosses productions hollywoodiennes, aurait-il connu la même réussite en termes d’audience ? Faut-il sacrifier la rigueur sur l’autel de tous ces procédés pour réaliser un documentaire historique qui attire le public et qui bénéficie d’une diffusion en prime time ?
Renaud Juste et Daniel Bonvoisin
Média Animation
Décembre 2014
[1] http://tele.premiere.fr/News-Tele/Audiences-TV-Apocalypse-Hitler-sur-France-2-se-place-devant-Les-Experts-de-TF1-2972068
[3] Voir entre autres Gunthert, A., Apocalypse ou la trouille de l’histoire (http://culturevisuelle.org/icones/2168, consulté le 22/07/2014).
[4] Greimas, A. J., Sémantique structurale, Paris, 1966, p. 176-180 (coll. Langue et langage).
[5] Clarke, I. et Costelle, D., Apocalypse Hitler, ép. 2 : Le fürher, 2011, 47 min 50 – 48 min 11.
[6] Ibid., 48 min 25 – 48 min 39.
[7] Clarke, I. et Costelle, D., Apocalypse Hitler, ép. 1 : La menace, 2011, 06 min 08 – 07 min 35.
[8] Ibid.
[9] Pour plus d’informations concernant les mythes autour du nazisme, voir Francois, S., Le nazisme revisité. L’occultisme contre l’histoire, Paris, 2008.
[10] Clarke, I. et Costelle, D., Apocalypse Hitler, ép. 2 : Le fürher, 2011, 07 min 48 – 07 min 59.
[11] Idem., Apocalypse Hitler, ép. 1 : La menace, 2011, 37 min 38 – 38 min 38.
[12] Comolli, J.-L., « Apocalypse/Hitler » : les faux monnayeurs, sur http://cinemadocumentaire.wordpress.com/2011/11/14/retour-sur-apocalypsehitler-les-faux-monnayeurs-par-jean-louis-comolli/ (consulté le 24/07/2014).
[13] Pour un approfondissement de la question de l’utilisation d’images d’archives dans des documentaires d’histoire, voir : Niney, F., Le documentaire et ses faux-semblants, Paris, 2009 (coll. 50 questions).
[14] Niney, F., op. cit., p. 145.
[15] Comolli, J.-L., op. cit.
[16] Une étude intéressante sur les problèmes « techniques » de ce film : Le Paige, H., « Apocalypse/Hitler » : la mystification, sur http://cinemadocumentaire.wordpress.com/2011/10/25/apocalypse-hitler-la-mystification-par-hugues-le-paige/ (consulté le 24/07/2014).