Analyse des pratiques numériques adolescentes en lien avec leurs besoins psychiques
Adolescence numérique, l’âge buissonnier ?
Cibles de bien des questionnements sur les pratiques numériques, les comportements des adolescents laissent perplexes. Ce serait oublier que rien ne ressemble plus à un adolescent d’aujourd’hui qu’un adolescent d’hier. Mêmes besoins, mêmes désirs, … seuls les terrains de jeux ont changé. Aujourd’hui le site ASK.fm joue, parmi d’autres, le rôle de nouvelle cour de récréation pour beaucoup d’adolescents de Belgique. Le point sur quelques traits généraux de ces jeunes 2.0, pour comprendre certaines de leurs activités en ligne.
Parmi les caractéristiques psychiques des adolescents, relevons d’abord la centration sur soi. Dès le démarrage de la puberté, les changements physiques et psychologiques surprennent et accaparent l’esprit des adolescents … et de leur entourage. Ce grand chambardement entraîne un profond réaménagement de leur personnalité, qui jusque-là ne laissait qu’un rôle secondaire au corps et aux pulsions qui l’animent. C’est l’effet d’un tel bouleversement qui déclenche la fameuse « crise » de l’adolescence. L’enfant s’est jusque-là construit en faisant face au centrage de l’âge adulte sur un corps sexué et reproducteur, et cette transition brutale de l’enfance à l’adolescence ne peut être négociée en toute quiétude.
Centration et construction
À l’adolescence, la centration sur soi représente une phase indispensable et remarquée. Un des enjeux fondamentaux de cette période de vie repose sur la construction d’une identité adulte, sexuée. Cette nouvelle personnalité peut ou doit aujourd’hui s’élaborer dans les activités numériques de production de soi : selfies, posts ou billets publiés dans Facebook (la génération précédente dans Skyblog), Ask, Instagram et bien d’autres. Les jeunes s’y exposent. Ils mettent en place un processus « d’identité narrative » pour s’y raconter, d’une manière cohérente et compréhensible pour eux. Le sens commun pousse les adultes à estimer que les adolescents ne pensent qu’à eux-mêmes, se mettent en scène de façon très narcisssique, multiplient les poses et les autoportraits de manière inflatoire. Pour les adolescents, il n’y a qu’eux-mêmes qui comptent, un peu, mais de manière très éloignée, à la manière du bébé égocentré. Les adolescents sont troublés par leur propre apparence, que parfois ils récusent, éprouvent la nécéssité de partager leurs propres idéaux, leurs propres valeurs : sur les réseaux sociaux, ils s’évaluent, commentent le monde ou le refont, à leur manière.
Deuxième trait spécifique : la recherche et la construction identitaire, exercée dans les réseaux sociaux numériques. Les jeunes (et moins jeunes, aussi) éprouvent la nécéssité de prendre la mesure de cette centration sur eux-mêmes à travers l’expérience de leurs pairs. C’est ce que Serge Tisseron appelle « l’extimité », ou encore, l’« intimité surexposée », une catégorie de l’intime ou du privé qu’il est nécessaire de rendre publique pour qu’elle compte vraiment : « Je propose d’appeler « extimité » le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. […] Si les gens veulent extérioriser certains éléments de leur vie, c’est pour mieux se les approprier en les intériorisant sur un autre mode grâce aux échanges qu’ils suscitent avec leurs proches. L’expression du soi intime […] entre ainsi au service de la création d’une intimité plus riche » [1]
Les adultes, en général, ont fixé une personnalité dite définitive, faite de choix qui détermineront les relations, les émotions, les convictions, et qu’il ne reste plus qu’à décliner dans les réseaux sociaux. Pour les adolescents, c’est un peu le contraire. Ils cherchent à savoir qui ils sont. Ils font des expériences dans les réseaux sociaux pour le découvrir, expériences qu’ils intègrent dans la vie réelle. Cette propension aux grandes manœuvres extimes vise à « obtenir une validation de la part d’autrui, en sollicitant sa reconnaissance » [2]. L’extimité est bien une pratique destinée avant tout à consolider et s’approprier sa propre image. Pour Serge Tisseron, « grâce à la mise en œuvre de l’extimité, je vais m’approprier mon identité, mieux me connaître et, finalement, enrichir ma personnalité. Désir d’extimité et besoin d’intimité ne s’opposent pas : les deux sont complémentaires. Une construction qui serait néanmoins temporaire dans le processus de mûrissement personnel » [3]. Facebook, Ask, Instagram sont mobilisés par les jeunes dans ce sens, même si leurs usages à des fins de production de soi sont une tautologie, puisque ces sites se fondent sur la publication d’images et de textes, autant d’occasion d’afficher une pensée, un sentiment propres à leur auteur.
De facto, chaque publication dans les réseaux sociaux relève d’un processus d’extimité, ce qui est clairement visé par ces adolescents cherchant à renforcer leur estime de soi et à questionner leur identité. Les réseaux sociaux les y aident, car les commentaires appréciatifs assortis aux publications sont la plupart du temps positifs : les injures et insultes rompent à la fois a bonne entente publique et le contrat de communication posé, pour provoquer le trouble de celles et ceux qui les subissent.
Forces et faiblesses
Troisième trait spécifique : l’alternance force-faiblesse. A certains moments de leur vie, les adolescents se voient très forts, se pensent immortels, insubmersibles, inattaquables, et à d’autres moments, ils ont une image très dévalorisée d’eux-mêmes. La fameuse « crise des ados » peut être vue comme une phase de déprime, même si elle se caractérise davantage par une forte variabilité de l’humeur entre des propos sombres (« je suis en bad », « je suis nul ») et des phases d’exubérance (« c’est génial », « trop kiffant »). L’adolescent est amené à se débarrasser de ses projets d’enfant à propos de sa destinée d’adulte, de son apparence et de sa personnalité en devenir [4]. Tout cela génère un mal-être tenace, une déstabilisation, une tendance au repli sur soi, de vifs emportements.
Quatrième trait spécifique : l’adolescence est une période de tests (on se mesure aux autres), de défis, parfois idiots, d’excès, de mises en danger. Dans la vie hors-numérique, les adolescents se livrent récurremment à une série de transgressions en tout genre. Ils se mettent également en difficulté dans les réseaux sociaux, se frottent aux autres, s’y bousculent textuellement, tentent de vérifier jusqu’à quel point et dans quelle mesure, ils sont plus forts que tout. On se houspille, on vérifie jusqu’à quel point l’autre peut résister à une attaque, on se met en danger soi-même face à ce que les pairs peuvent infliger. Les échanges, qui peuvent se lire parfois comme de véritables joutes oratoires théâtralisées, peuvent être rudes et cruels. Quand ils sont collectifs, ils peuvent conduire à la sélection d’une tête de turc, habilitée bien malgré elle à éventer la violence et la libido des membres d’un groupe. Ces différentes mises à l’épreuve reposent pourtant sur une contradictoire affirmation de soi. L’adolescent en quête de limites cherche une forme de reconnaissance, il veut reprendre la main sur son existence pour accéder au contrôle de lui-même. Ces mises en péril poursuivent d’autres objectifs : attirer le regard de l’entourage sur ses difficultés, défier les prescrits de la société et de la famille ; accomplir ce qui est permis chez les adultes et réprimé chez l’adolescent ; renforcer le sentiment d’appartenance à un groupe à travers la réalisation d’un défi de nature presque rituelle.
En accomplissant certains défis conventionnels en ligne (« neknomination », « À l’eau ou au restau ») ou plus personnalisés (« publie un screen de tes sms », « publie une pic OOTD [5] »), certains adolescents expriment leur originalité ou différence. Ils font le même que les autres, toutefois différemment : ils s’ajoutent des contraintes ou des degrés de difficulté neufs. Ce besoin est issu de la volonté d’être à l’origine de soi-même, ce que l’on désigne par « auto-engendrement » : « Ce mécanisme est normal à l’adolescence, parfois présent aussi à bas bruit dans l’enfance. Pour transformer des investissements trop inclus dans la groupalité interne familiale, trop marqués par les alliances inconscientes, le lien narcissique, l’héritage, le sujet dans sa construction doit pouvoir se différencier de son groupe d’origine, acquérir ses propres marques en s’étayant sur le groupe de pairs et le monde social » [6]. Cette crise d’originalité juvénile, qui se produit lorsque l’adolescent, à la conquête de son identité, manifeste son indépendance et son désir d’autonomie en s’opposant aux normes sociales, n’est pas sans péril : la difficulté revient à être original parmi les originaux, ou être plus original que les originaux, à prendre plus de risques que les pairs, dans la vie physique comme dans la vie numérique.
Cinquième trait spécifique : une angoisse d’abandon. Les jeunes quittent volontairement la sphère familiale, font le deuil de leurs attachements infantiles et pourtant, cet exil délibéré est anxiogène. Les adolescents se sentent abandonnés alors que, paradoxalement, ce sont eux qui partent. Ils éprouvent dès lors le besoin de s’intégrer à un autre groupe. Ils vont le trouver chez leurs pairs, les camarades de classe ou d’école, une famille bis…. Pour y mettre en œuvre un entre-soi qui récuse la présence jugée intrusive des parents. On mesure dès lors à quel point les pratiques d’hyperconnexion, ou de simples manifestations du maintien du contact en ligne leur sont importantes. De nombreux commentaires de photos de fêtes ou d’activités communes ne sont qu’un prétexte pour célébrer la nature des relations qui unissent les protagonistes.
Plus que jamais, les ados ont besoin de la présence rassurante mais distante des adultes, en premier lieu de leurs parents, même s’ils l’expriment de manière retorse et comme absente, d’où cette expression : « L’adolescence est un âge tout à fait paradoxal, où le rejet de l’autre est à la mesure du besoin que l’on en a » [7]. Ce paradoxe est parfois spectaculaire dans la vie hors-écran : rien de plus cuisant pour un adolescent que de voir sa maman qui entre à l’école avec la boîte à tartine en criant fièrement : « Youhou… tu as oublié tes tartines ! ». Et pourtant, l’adolescent continue à exiger qu’on lui fasse ses tartines tous les jours avec amour, pour se persuader en son for intérieur que le lien existe toujours…
Liberté chérie
D’autres traits caractéristiques de l’adolescence tiennent aux évolutions de société. Le premier relève d’une reconfiguration des espaces de liberté. Si les adolescents semblent ne jamais aller où leurs parents voudraient qu’ils soient, et ne pas vouloir faire ce que les adultes voudraient qu’ils fassent, ce n’est pas toujours dans un souci d’opposition ou par désir d’autonomie. Les temps sociaux leur imposent une série de contraintes, alors qu’ils cherchent du temps à eux, seuls ou de préférence à plusieurs. Or, les jeunes sont beaucoup moins libres aujourd’hui de leurs mouvements (mais pas de leur droit à l’expression) que les générations qui les ont précédés. Les zones d’ennui, de lâcher-prise, de liberté non contrainte se sont réduites. Les détours par les terrains vagues, les complexes commerciaux ou de cinéma sont aujourd’hui limités par les activités extra-scolaires, périscolaires, parascolaires, autant de lieux de non-liberté.
Les adolescents opèrent dès lors une sorte de migration très ritualisée vers les réseaux sociaux numériques, souvent d’ailleurs vers l’âge de douze, treize ans, au moment où l’adolescence démarre, à l’entrée dans l’enseignement secondaire. Il est de bon ton, pour se compter parmi « les grands », d’avoir un compte Facebook dans un premier temps, d’autres réseaux sociaux plus confidentiels ensuite.
L’entrée en socialisation numérique peut débuter vers des lieux de liberté peu surveillés avec tout son cortège de questionnements et de négociations, avec les adultes : « À quel âge faut-il commencer ? » ; « Ma copine a Facebook moi, pas encore. Pourquoi ? » « Avec qui être ami ? » ; « A quel prix peut-on décliner l’amitié de quelqu’un » ? « Qui puis-je éliminer de ma liste, à quelles conditions, et pour quelles raisons ? » Cette gestion des amitiés constitue un enjeu fondamental, dans la création du nouveau tissu social. Le temps est une donnée à apprendre à gérer sur le même mode : « après combien de temps dois-je accepter une demande d’amitié, sans que l’on croît que je suis amoureux (se) de celui ou celle qui en fait la requête, tout en lui laissant entrevoir que l’amitié est ce que je cherche entre nous ? » La gestion de la temporalité dans l’amitié est bien compliquée, alors même que ces réseaux amicaux sont au cœur de leurs préoccupations : « Ces réseaux sociaux proposent des dispositifs, visibles, d’inclusion, d’exclusion et de classement des liens : une partie de l’activité des utilisateurs est d’ailleurs consacrée à ce travail de définition du périmètre de l’entourage qu’ils souhaitent se donner en ligne, en listant puis en hiérarchisant leurs « amis ». […] Avoir un trop grand nombre d’amis en ligne n’est pas bien considéré : cela passe pour une affabulation. […¡ » Il n’est pas d’usage de déclasser un ami en le supprimant de sa liste de liens : il faut une sérieuse raison pour cela, comme une rupture amoureuse ou un conflit notoire. Les jeunes qui se connectent avec de complets étrangers sont très critiqués par les autres. C’est une pratique stigmatisée, à la fois parce qu’elle est considérée comme dangereuse, mais aussi parce qu’elle pourrait signifier que l’on n’est pas capable d’avoir des amis. Les amis sont donc des gens que l’on connaît, même si ce ne sont pas forcément des amis au sens de ce terme dans la vie de tous les jours. Il est, par exemple, considéré comme grossier et agressif de refuser comme amis les élèves de sa classe, même si on ne les aime pas particulièrement. » [8]
À cela s’ajoute un second trait sociétal : le remodelage de la structure familiale, son éloignement et sa mobilité. Le contrôle des activités numériques et leur apprentissage par l’un ou l’autre membre référent d’un cercle familial élargi, grand frère, grande sœur, oncle, cousine, etc. est rendu moins aisé. Les adolescents sont dès lors davantage livrés à eux-mêmes dans la sphère familiale, d’autant que pour eux, les pratiques numériques en lignes sont exercées la plupart du temps en solitaire devant l’écran.
Ces observations incitent à questionner la difficulté pour l’adolescent d’aujourd’hui, à trouver des balises pour se construire et s’orienter dans les espaces numériques : la génération des parents, quand elle n’est pas en mesure de comprendre et accompagner le parcours numérique de son enfant, ne sait pas toujours répondre adéquatement à ses questions, ni proposer de modèles de référence.
Troisième trait sociétal : la glorification de l’adolescence. Les droits des adolescents sont reconnus comme jamais, droits qu’ils revendiquent parfois avec fracas. Pourtant, les adultes ont pour tâche de leur transmettre une série d’apprentissage sociaux qui transitent aujourd’hui en partie par le numérique. Dans ce contexte neuf, les adolescents doivent autant compter sur eux-mêmes que sur les adultes. Cette forme d’autonomisation peut créer une ambiance relationnelle moins sécurisante pour ceux qui la vivent. La prescription individualiste à « être soi », à « découvrir son propre chemin » (une thématique fort présente dans les modèles éducatifs parentaux de la fin du siècle précédent), se couple aujourd’hui à une injonction paradoxale de réussite, notamment sur le plan économique. Cette injonction mène le jeune devant un dilemme : comment se construire sans détruire les autres ?
Enfin, dernier trait spécifique, lié au précédent : la société du risque zéro et du contrôle de l’autre. L’adolescent est supposé se conformer à des normes parentales souvent strictes en manière d’usages du numérique. Les adultes redoutent toute anicroche qui ruinerait le développement parfaitement équilibré des adolescents.
Etude de cas : ASK
La mise en œuvre de ces traits divers peut aisément être observée dans les réseaux sociaux fortement fréquentés par les adolescents. Relevons notamment, le cas posé par le site « Ask.fm ». En effet, aujourd’hui, beaucoup d’adolescents sont ailleurs que sur Facebook, terrain petit-à-petit désinvesti, mais pas déserté, au profit de Snapchat, Instagram, et surtout Ask. Sur ce site, les « murs » des membres sont entièrement publics, mais les commentaires la plupart du temps anonymes. L’utilisateur (en grande majorité, de moins de 18 ans) y crée un compte et n’importe qui (dans la réalité, souvent les amis de l’école ou de la classe) peut lui poser des questions. Ask est en quelque sorte, le contre-modèle de Facebook : Sur le plus connu des réseaux sociaux, la mise en ligne des contenus repose sur un travail de mise en récit progressive de soi volontaire et très contrôlée, aussi bien du point de vue du contenu dévoilé que sur le plan de l’audience. Sur Ask, il s’agit davantage d’une confession publique que d’une construction de soi. Se dévoiler est au cœur des enjeux et des défis posés par le site.
Observons ainsi le cas du compte Ask d’une jeune fille du Brabant Wallon. Appelons-là « Ginette », pour respecter son anonymat, tout relatif, puisque d’emblée, son nom, sa photo, son adresse Facebook y sont publiés. Au moment de la consultation de son compte, Ginette avait déjà répondu à… plus de 2000 questions, ce qui démontre l’activité qui y est déployée.
La jeune fille introduit sa présence sur le site comme suit : « Si tu critiques dans mon dos, c’est que je suis loin devant toi. Keep calm and ask me »
Ginette nous invite ainsi à son activité de confession ludique, assez proche du « questionnaire de Proust », ou encore, du « portrait chinois ». Dans son introduction, elle propose à ses admirateurs de lui demander de révéler une série de vérités sur elle-même, invite son audience à potentiellement la mettre en difficulté, leur assurant être assez forte pour faire face à la critique. Il s’agit pour les membres de Ask de jouer à être au centre de la pièce, quitte à être mise sur la sellette.
Dans son compte, un nombre très important de questions semblent particulièrement futiles, portant sur des sujets très divers du quotidien de Ginette, mais permettent à la jeune fille de configurer son existence, de la justifier, de mettre de l’ordre dans ses propres jugements et comportements, au rythme de ses réponses et des commentaires assortis : « T’as quoi comme chaussures toi ? », « Que fais-tu durant les journées de tes vacances ? » « A quelle chanson es-tu sensible ? »
D’autres types de questions sont fréquentes : « Qui est Jérôme pour toi ? », « Est-ce que Sarah, ce n’est pas une énorme pétasse ? » « Quels sont les trois beaux gosses qui te passent par la tête ? », « Tu cherches à te mettre en couple ? », « Tu étais avec qui à Waterloo ? » « Tu as fait quoi hier ? » « Les plus beaux sourires que tu connais ? » A travers ce type de questions, Ginette, comme les autres adolescents, est occupée à dessiner la topographie fine de ses relations amicales et amoureuses. C’est une véritable carte sur laquelle on se place les uns par rapport aux autres, dans une révélation qui configure les liens et conforte les amitiés.
On découvre également des questions beaucoup plus personnelles parce que l’infrastructure permet un relatif anonymat. Elles touchent fréquemment aux relations amoureuses et sexuelles : Ginette se voit poser des questions que tout adolescent se pose à son âge : « je comprends pas comment ca se fait que t’es pas en couple... fin y’a plein de mecs à tes pieds ! ». Mais aussi : « C’est à partir de quel âge la « fuck-me ? », « Tu as déjà sucé ? » « Tu préfères les mecs musclés ou tu t’en fous ? » « est-ce que tu trouves que j’ai une grosse bite ? » « Tu te trouves bonne ? » A travers les questions posées, on peut lire une forme de marivaudage où les intervenants cachent leur identité, se font passer pour ce qu’ils ne sont pas, prêchent le faux pour savoir le vrai, usent du second degré, mettent en exercice les différentes combinaisons amoureuses possibles, sous la forme d’une joute oratoire : « Tu t’es fait qui a la soirée de dim ? » « Tu vas sortir avec Cyprien ? » « Oui et c’est MON Cyprien, maintenant … »
Tout l’art de répondre réside dans la manière de s’en tirer, de sauver la face par rapport à des questions qui peuvent être très gênantes : A « Tu as déjà sucé ? », la réponse de Ginette est « Sans arrêt, bête type ». Ginette invente ainsi la manière adéquate pour répondre à des questions très intimes, sans paraître ni trop prude, ni trop libérée, avec suffisamment de distance et de dérision : un sérieux apprentissage des codes linguistiques et relationnels. Les réponses fournies par Ginette montrent ainsi les signes d’un travail constant de délimitation de sa vie privée, avec une vision claire des limites de ce qu’elle veut garder pour elle : « Tu suces au premier rendez-vous ? » « J’te connais depuis 10 secondes, j’ai déjà envie de te gifler » ; « Tu pratiques le topless sur la plage ? » « Ca ne te regarde pas » : c’est sous les regards des leurs pairs que les adolescents énoncent ce qui n’appartient qu’à eux-mêmes.
Certaines questions peuvent être particulièrement agressives : « t’as un gros cul, pardon », « T’as un nez difforme », « Ça fait quoi d’être anorexique ? » A supposer que Ginette n’ait pas la distance nécessaire pour répondre, ou soit en état de faiblesse transitoire, les effets pourraient être problématiques pour la jeune fille. Pour les adolescents, le processus de se soumettre aux yeux des autres (voire prendre et assumer le risque de connaître la honte d’un commentaire désobligeant) est une manière de se définir. Ils apprennent à se connaître à travers les questions posées par les pairs, et leurs propres manières d’y répondre par le texte ou par l’image. Comment sont-ils vus par les autres, comment faire face à leurs provocations ou à leurs manifestations de bienveillance plus ou moins sincères ?
Dans ce registre, on observe également nombre de mises au défi qui, souvent, touchent à l’intime : « Chiche que tu mets un screen de tes dernières conversations SMS… » Ginette le fera … Elle répondra également d’autres impositions de défi : « Veux-tu bien mettre une photo de toi ? » Pour Ginette, ce défi très régulièrement vu dans Ask sera pour elle une sorte de carte blanche, de blanc-seing, pour diffuser la photo qu’elle souhaite. Elle se sentira autorisée par le groupe de ses admirateurs à jouer en l’occurrence du portrait suggestif (regard intense, doigt posé aux coins de sa bouche entrouverte). Elle répond au défi en allant un peu plus loin que l’explicitement demandé par son interlocuteur, en publiant une photo qu’elle n’aurait peut-être pas diffusée ailleurs, sans cette injonction externe.
Ainsi, dans les réseaux sociaux, les adolescents développent une intense activité. Ils y passent beaucoup de temps, se toisent, se mesurent. Ils y reconstituent une tribu, multiplient les occasions de maintenir le contact entre ses membres, au prix d’échanges jugés futile : « Tu as mangé du chocolat hier ?
Les adolescents s’y construisent, y définissent des codes sociaux, y mettent en œuvre « l’extimité », régulièrement autour de la sexualité et de la vie affective. On y observe tout un jeu d’intégration-différenciation : comment vais-je m’intégrer dans un groupe, tout en apparaissant comme différent des autres ? Avec, en arrière-fond de cette pratique, tous les phénomènes de hiérarchisation à l’intérieur du groupe et les ajustements nécessaires au maintien de la paix sociale. Comment trouver sa place dans une communauté en ligne, en faisant partie de cette communauté tout en gardant sa singularité ?
Pour les adolescents numériques, les parents n’ont rien à faire dans cet univers. Dès lors, souvent, les adultes comprennent mal ce qui se joue dans ce qui n’est que la face cachée d’un espace de sociabilité où ils n’ont pas leur place.
Yves Collard
Décembre 2016
[1] S.Tisseron, L’intimité surexposée, Hachette Littératures, 2001.
[2] F. Granjon, « Reconnaissance et usages d’internet. Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée », Presses des Mines, 2012.
[3] I. Taubes, « Entretien avec Serge Tisseron : cet obscur désir de s’exposer », in : Psychologie.com, http://www.psychologies.com/Planete/ Societe/Articles-et-Dossiers/Entretien- avec-Serge-Tisseron-cet-obscur-desir- de-s-exposer, publié en octobre 2001
[4] Françoise Dolto a nommé la crise d’adolescence « complexe du homard ». Pour l’auteure, l’enfant se débarrasse de sa carapace devenue trop étroite, pour en élaborer une autre. Il est fragile, agressif ou à l’inverse, replié sur lui-même. Pour Dolto, les parents devraient donc voir les tempêtes vécues comme un indice qu’ils ont rempli leur contrat, les repères éducatifs posés étant suffisamment malléables pour franchir le pas au bon moment. A l’inverse, si le système éducatif est trop rigide, l’adolescent restera enfermé dans sa carapace et sans arme face à sa propre crise.
[5] Traduction : une photo “outfit of the day”, soit, “de ta tenue du jour”
[6] D. Drieu, F. Zanello, N. Proia-Lelouey, Secrets de famille, auto engendrement négatif et enjeux thérapeutiques, Cahiers de psychologie clinique 2009/1 (n° 32), De Boeck supérieur, p.119 à p.138, https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2009-1-page-119.htm#no4
[7] Ph. Jeammet, Paradoxes et dépendances à l’adolescence, coll. Temps d’arrêt Lectures , Yapaka, 2009,
[8] D. Pasquier, « La communication numérique dans les cultures adolescentes », dans « Communiquer, Revue de communication sociale et publique, Perspectives en communication - Première partie », 2015, http:// communiquer.revues.org/1537