Changement de paradigme pédagogique, à l’heure des TICES.
APPRENDRE 2.0
« Apprendre à l’heure du net » est un thème qui ne date pas d’hier, puisque les réseaux informatiques ont pris leur expansion dans le grand public depuis de nombreuses années déjà. Rappelons qu’en Communauté française de Belgique, les plans d’équipement des Cyberclasses datent tout de même déjà de 1996-97. Bientôt onze ans !
Et donc, si les infrastructures ont évolué [1], la réflexion sur les stratégies pédagogiques a-t-elle du suivre le mouvement.
Ce qui justifie une second souffle (2.0) dans ce débat sur l’intégration des TICES à l’école (remarquez que le « N » qui signifiait « Nouvelles » a disparu), c’est l’évolution même des usages de ces réseaux en ligne. En effet, ce qui s’appelait Web à l’heure de sa première généralisation est devenu Web 2.0, comme si le concept avait connu un véritable « upgrade » [2]. Qu’en est-il, en fait ?
Pratiques du net 1.0
Les premiers développements du web offraient généralement l’intégration en ligne de dynamiques antérieurement développées grâce aux médias plus anciens. Ainsi, les développeurs de la première heure étaient-ils surtout soucieux de proposer sur le net des contenus anciennement publiés dans l’édition papier. De grands groupes ont donc cherché à « offrir » ces contenus… mais on se disait bien que leur démarche était un effet d’annonce devant amorcer un virage vers la « vente » de contenus en ligne. Si la pratique a existé, elle ne s’est pourtant pas généralisée car, comme pour les autres médias précédemment, un phénomène a trouvé à s’y développer : la publicité.
Médias à part entière, le net a offert aux annonceurs des espaces de visibilité, lesquels leur rendaient la pareille en « quantité de cerveaux disponibles [3] ». Ce n’est donc pas grâce à la contribution financière de l’internaute que l’équilibre économique s’est créé, mais bien par la négociation de parts de marchés (audience). Durant cette première génération du web donc, les usagers se cherchent des pratiques. Bien sûr, ils consomment des contenus en ligne comme on vient de le dire, mais très vite, ils se prennent au jeu d’en proposer eux-mêmes. C’est l’explosion des pages perso et des forums qui permettent à tout un chacun de s’exprimer. C’est aussi l’envol d’une pratique plus interpersonnelle encore : le chat ou clavardage… le dialogue en temps réel. En fait, ce qui est caractéristique de cette consommation médiatique, c’est que les contenus échangés sont apportés par les utilisateurs eux-mêmes, et que la plus value est dans l’interrelationnel.
Dès lors, les développeurs vont « mettre la gomme » en ce sens. On donnera au peuple ce qu’il réclame… pourvu que cela permette de nouvelles audiences et donc, de nouvelles parts de marché à valoriser auprès des annonceurs.
C’est la déferlante des blogs. Si la création d’une page personnelle réclamait des compétences pas toujours faciles et rapides à acquérir, la publication d’un blog est sa transposition technologique hyper simplifiée. A tel point qu’il ne faut pas plus d’un quart d’heure à un enfant de l’école primaire aujourd’hui, pour qu’il mette son contenu en ligne (texte, image ou son).
Très vite, le principe est porteur : les visiteurs de blogs sont nombreux, car les internautes travaillent eux-mêmes à leur notoriété, par le rabattage du public. En effet, à quoi sert d’écrire en ligne si on n’est pas lu. Dès lors, mettre un commentaire sur le blog d’un voisin devrait au minimum vous garantir le service réciproque. « Et de un, donc ! » C’est ainsi qu’on amorce la pompe. Mais si vous êtes communicatif et accrocheur dans votre commentaire, c’est peut-être alors tout le public de ce blog que vous avez commenté qui déferlera ensuite chez vous. Internet exploite ici un phénomène proche des stratégies des « médias locaux » : plus vous travaillez la proximité dans vos contenus, plus les lecteurs lambda sont nombreux à s’intéresser à vous. Tels les pigistes faisant œuvre de correspondants locaux, les bloggeurs et leurs sites offrent une ligne éditoriale par chère payée et très accrocheuse. Avec les blogs, tout le monde s’intéresse à son semblable… Et cela explose.
Partager son vécu, c’est un point de départ. Partager ses photos, ses bonnes adresses du net, etc, c’est l’exploitation ultérieure d’un filon que l’on appelle aujourd’hui le « Web 2.0 ».
La logique initiale est dépassée : à un contenu à haute valeur ajoutée édité par un petit groupe pour une grande masse (web 1.0), il est préféré des contenus multiples peut-être moins prestigieux, mais plus diversifiés, et dont l’intérêt vise peut-être un public moins global mais tout aussi potentiel dans ses différentes niches.
Ce mouvement est d’autant mieux porté dans sa dynamique qu’une tendance s’est emparée du net : ne plus surcharger sa machine des outils que l’on peut emprunter sur le réseau le temps de leur usage, ni non plus s’encombrer de contenus personnels qui prennent de la place sur le disque dur et qui peuvent de façon bien plus intéressante être partagés en ligne et rendus accessibles de n’importe quelle machine. Car de plus en plus, l’internaute est un « nomade » qui organise ses pratiques en ligne au départ de plusieurs machines : son ordi personnel à domicile, un portable parfois, le PC du bureau encore, quand ce n’est pas la connexion à partir d’un cybercafé quand il est à l’étranger ou en vacances. Mettre tout en ligne, outils et contenus, offre alors une facilité d’accès sans pareil.
Fruit de cette mutation, l’homme moderne revisite toutes ses pratiques, en envisageant l’apport positif de l’informatique. Lire le journal, choisir son programme cinéma ou télé, réserver un vol d’avion ou un hôtel… tout cela se fait de plus en plus par le net… le PC banking ayant été sans doute une des premières actions commerciales à se généraliser avec autant de facilité.
Pouvait-on imaginer alors que l’école reste hors de cette remise en question ? Tout, aujourd’hui est teinté de 2.0, à commencer par l’E-commerce. Dans la foulée, ne devait-il pas y avoir une réflexion sur les loisirs 2.0, la formation 2.0 et donc… l’Education 2.0 ?
Eduquer 2.0
Qu’on le veuille ou non, les jeunes ont changé. Voilà bien une réflexion qui est communément admise… mais qui n’est pas nouvelle. Sans aucun doute, les anciens disaient-ils déjà cela. Ce qui est manifeste, par contre, c’est l’ampleur de la mutation sur les dernières années écoulées. Si l’industrialisation du XIXème a bousculé la société pré-moderne, les nouvelles technologies de la communication ont débouché sur une terra incognita d’un tout autre genre encore. La virtualité des rapports humains branchés est un changement sans commune mesure avec ce qui a précédé. L’école qui a mis longtemps à passer d’un tableau noir à un tableau synthétique est forcée aujourd’hui de passer « aux écrans »… Et ce terme est écrit au pluriel, car les consoles ne sont pas seulement celles de l’audio-visuel et du cinéma (petit et grand écrans) mais aussi celles des jeux vidéos, de l’ordi et des portables les plus diversifiés (téléphone, Pda, et autres GPS). D’autant qu’il ne s’agit plus, pour l’utilisateur, nous l’avons vu, de simplement « lire » des contenus, mais bien principalement même, d’en « produire » !
Eduquer 2.0 est un nouveau métier, un métier nomade. Les pédagogues qui s’interrogent aujourd’hui, ont du mal à définir ce qu’il faut faire pour bien faire. On les sent partagés, hésitants… Une chose est sûre : il faut tenir compte de cette émergence technologique et construire des scénarios de « pédagogique embarquée » [4]. En effet, beaucoup d’outils déboulent aujourd’hui sur la toile. Leur nom, le design de leur logo, le principe même de leur fonctionnement révèlent l’appartenance à cette nouvelle sphère : le web 2.0. La question qu’ils posent au monde de l’école est bien celle-ci : « Trouverez-vous un moyen de nous utiliser à des fins pédagogiques ? ».
Certes, on peut dire que ces outils n’ont pas nécessairement été construits pour le monde scolaire. Mais un fait est que les jeunes s’en servent et qu’avec plaisir, ils les identifient aux « vecteurs de la communication moderne ». L’école qui est un lieu de parole DOIT dès lors s’y intéresser.
S’il y a hésitation, c’est notamment parce que beaucoup de ces outils sont développés dans le monde du jeu et des loisirs. Leur usage à l’école ne risque-t-il pas de porter atteinte à l’aura de l’école ? Quelle place faut-il accorder au plaisir dans la pédagogie ? N’y a-t-il pas là risque de distraction des finalités premières de l’école que sont les apprentissages ?
L’éducation aux Médias a bien intégré que l’homme moderne, qu’il soit jeune ou vieux d’ailleurs, construit une grande part de ses représentations aujourd’hui, à partir, non plus de ses savoirs scolaires, mais bien de sa consommation médiatique. Ne pas le prendre en compte serait commettre une grave erreur. Cette réalité médiatique doit plutôt être intégrée que combattue. L’école doit « faire avec »… comme le timonier d’un voilier doit intégrer la force et la direction du vent pour maintenir son cap.
Poids décisif des technologies
Les développeurs informatiques posent aussi aujourd’hui une question importante : l’école a-t-elle besoin d’outils technologiques spécifiques (les plates-formes d’EAD, par exemple [5]) ou intègre-t-elle les outils grands publics ? Force est de constater que les deux usages se retrouvent dans la pratique des pionniers. Il y a du développement de plates-formes spécifiques d’enseignement dont les profs font l’expérimentation. C’est du développement issu des secteurs de la Recherche-Action, quand des éditeurs de logiciels collaborent avec des enseignants de terrain pour construire un outil dédié. Mais il y a aussi des profs qui, utilisant des outils grand public pour des usages personnels, les détournent au profit de la pédagogie dans leur classe en imaginant des usages plus scolaires. Qu’il s’agisse de l’email, des blogs, des wikis, des forums, des réseaux sociaux, ils partent de ce que les jeunes pratiquent déjà avec aisance. En fait, ils n’ont pas beaucoup de temps à perdre avec l’appropriation de l’outil (heureusement donc, elle est acquise)… c’est l’orientation pédagogique des usages qui les intéressent et la réflexion critique qui peut l’accompagner (Education aux Médias).
Mais ces outils interrogent la tradition pédagogique d’une façon renouvelée. Les technologies semblent aisées pour reproduire les contenus existants. On parle parfois même de « génération du copier/coller ». Certains enseignants vivent mal cette facilité, désireux qu’ils sont d’inscrire l’effort au creux du travail. Plaisir et effort… cohabitent mal dans les scénarios pédagogiques, semblent-ils dire. On ne voit encore que peu l’intérêt qu’il y a à se servir de la facilitation permise par les outils numériques. Dépasser la consigne de « trouver » une info pour proposer une méthodologie et des consignes « d’analyse et de traitement » de l’info aisément localisable, voilà une mutation à opérer. Utiliser ces outils remet inévitablement l’apprenant au centre du processus. Il est acteur de son parcours. Il est celui qui apprend… laissant dès lors perplexe celui qui avait l’intention d’enseigner. La « construction » des savoirs réclame la priorité sur la « transmission » des contenus. La pédagogie d’ailleurs est désormais déclinée en un registre de « compétences à acquérir ». A l’image des productions médiatiques (un journal ou une émission de télé, par exemple), on en vient à mesurer qu’un parcours pédagogique est de plus en plus un chantier lors duquel tous n’ont pas nécessairement les mêmes fonctions, les mêmes tâches à remplir… quand bien même il s’agirait à la fin de l’entreprise, de certifier chacun dans ses apprentissages vis-à-vis de l’objectif commun. Ce qui interpelle le fonctionnement traditionnel du système scolaire.
Enfin - et tout n’est pas dit avec ceci - l’usage des technologies relevant de la démarche personnelle y compris dans l’emploi du temps et la rapidité d’exécution, on en arrive à des parcours à ce point personnalisés qu’il est de plus en plus difficile de les standardiser dans un système scolaire unique. A tel point que l’on se demandera si placer l’apprenant au cœur des apprentissages ne réclame pas de le reconnaître « acteur autonome de son instruction, principal décideur des voies de son épanouissement et évaluateur responsable de la qualité du chemin qu’il se sera choisi en un projet personnel de développement [6] ».
La réflexion pédagogique n’a cessé de s’interroger et de progresser. On n’a pas attendu internet pour cela. Mais comme l’imprimerie a bouleversé l’école tout autant que la société à l’époque de son apparition, il apparaît aujourd’hui que la mutation technologique booste les options pour aller vers plus d’autonomisation des apprenants. Le Web 1.0 était encore dans la logique des manuels scolaires. On envisageait de transmettre des contenus de toujours via un nouveau réseau de communication. Avec le Web 2.0 qui s’amorce, c’est inévitablement un changement de positionnement qui s’invite en classe. Produire, partager, collaborer n’étaient certes pas des attitudes ignorées de l’école,. La tendance actuelle qui se dessine serait d’en faire des piliers pédagogiques centraux. Célestin Freinet n’y verrait pas grande avancée sur les fondements de sa propre pratique. Une chose bouleverse pourtant le paysage : la dissémination bien plus généralisée de ces attitudes dans le monde des jeunes d’aujourd’hui, eu égard à l’implantation de ce courant de pédagogie active dans l’ensemble des réseaux scolaires. A l’avenir, on ne pourra plus faire sans ceux qu’on peut appeler les « enseignants freinetiques [7] ».
Michel BERHIN et Paul de THEUX
14 juillet 2008.
[1] Lire à propos de la seconde vague du plan d’équipement : http://www.lesoir.be/actualite/econ...
[2] Terme utilisé pour désigné un développement ultérieur de logiciel réclamant de la part de l’utilisateur, non pas une réinstallation complète, mais à tout le moins, le téléchargement d’un module complémentaire. Par extension, on utilise aussi ce terme quand un logiciel connaît une nouvelle version qui, généralement , est désignée par un numéro de sortie supérieur au premier.
[3] Selon la formule désormais consacrée de Patrick Lelay, Pdg de Tf1
[4] On lira avec intérêt les propositions en ce sens de Jean-Pol Moiraud : http://eductice.inrp.fr/EducTice/pr...
[5] Le répertoire des plates-formes de-learning de Thot en compte plus de 200 : http://thot.cursus.edu/rubrique.asp...
[6] Ceux qui connaissent la définition du médiacteur tel que l’Education aux médias la pressent apprécieront la formulation parallèle de ces deux définitions. (Lire : http://educaumedia.comu.ucl.ac.be/cem/P111.html)
[7] Lire notamment : http://www.carnets-multimedia.be/ar...