Les jeunes rêvent-ils de Tony Montana ?

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Une interminable collection de gangsters et mafieux pimente la pop culture de violence et de vice. Du Parrain à Breaking Bad en passant par Narcos ou Peaky Blinders, films et séries explorent cinquante nuances du Mal et autant de turpitudes morales. Les figures de bandits, tantôt romanesques, tantôt terrifiantes, nourrissent nos imaginaires et entrent en dialogue avec la criminalité relatée par les Journaux Télévisés ou rendue glamour par les clips de rap. Ces bad guys fictionnels banalisent-ils le crime et l’argent facile aux yeux du public ? Ces personnages qui défient la morale ne servent peut-être que de paratonnerre à des frustrations ancrées, notamment chez les jeunes de nos « quartiers populaires ».

Schaerbeek, Place Pogge. Un Night Shop comme il en existe des centaines. Sur sa vitrine s’affiche en lettres colorées le mantra de Scarface (Bryan De Palma, 1983) : « The world is yours ». Plus de 40 ans après la sortie du film, la fascination pour son héros semble encore vivace. Les jeunes des « quartiers populaires » fantasment-ils réellement d’emboîter le pas de Tony Montana ? Ce personnage criminel a-t-il un impact négatif sur eux ? Ces questions renvoient à un fantasme socialement ancré, et presque fondateur de l’éducation aux médias : la violence au cinéma aurait une influence sur la violence dans la société, et il s’agirait d’en préserver les plus jeunes. Esthétisé par la mise en scène médiatique, le crime fictif inspirerait, dans cette lecture, le crime réel. Si aucune étude d’ampleur n’a jamais prouvé cette interdépendance, les secteurs éducatifs s’inquiètent d’une certaine glorification du grand criminel par certains médias, et de l’influence que ce type de représentation pourrait avoir sur des jeunes au parcours jalonné de difficultés. Il semble donc porteur de décortiquer l’archétype du gangster, et de l’approcher en tant que construction sociale largement impactée par la pop culture et la littérature.

Le Mal : inné ou acquis ?

Les soap opéras à deux sous et les blockbusters hollywoodiens ont habitué les audiences à des récits facilement lisibles, dans lesquels les personnages incarnant le Bien et le Mal sont parfaitement identifiables. Pensons au diabolique JR dans la série Dallas, à la farandole de méchants que James Bond affronte au fil de ses aventures, ou aux vilains dans les dessins animés Walt Disney. Cette dichotomie se retrouve bien sûr dans les fictions policières ou apparentées. Jean-Paul Belmondo, Clint Eastwood ou Bruce Willis ont ainsi incarné pendant des décennies des flics cyniques et violents remettant de l’ordre dans la jungle urbaine. Quelles que soient leurs méthodes, leur sens de la justice est présenté comme inné, chevillé au corps, et il en va de même pour la vilenie de leurs opposants : trafiquants, braqueurs, mafieux italiens, russes ou chinois et petites frappes en tous genres sont présentés comme des « autres », aux valeurs perverties, incapables de se conformer aux normes sociales. Pour François Jost, « Nous nous comportons avec les personnages comme nous le faisons dans la vie : moins en nous y identifiant qu’en forgeant avec eux des relations d’empathie ou de sympathie[1] ». Nous sommes ainsi traditionnellement entraîné·es par le cinéma à accorder notre sympathie aux « bons[2] ». Et comment avoir de l’empathie pour d’autres personnages, présentés comme « par nature » mauvais ?

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Breaking Bad (Vince Gilligan, 2008 – 2013)

Pourtant, François Jost a mis en évidence des évolutions notables dans la manière de dépeindre les « méchants », notamment dans les séries à succès de ce premier quart du XXIème siècle : « pour qu’il y ait récit, il faut des conflits, et l’on n’a jamais trouvé mieux qu’opposer des personnages qui ont des buts communs mais des valeurs différentes, les unes inspirées par le Bien, les autres par le Mal. Ce qui parait nouveau, c’est que l’équilibre entre le personnage principal, le protagoniste, et ses ennemis, les antagonistes, s’est inversé[3]. » On observe non pas des personnages qui « sont » mauvais, mais des personnages qui le deviennent, et qui par ailleurs sont situés à l’épicentre du récit. L’exemple le plus emblématique de cette tendance est peut-être Walter White (a.k.a. Heisenberg), interprété par Bryan Cranston dans Breaking Bad (Vince Gilligan, 2008 – 2013). Condamné par un cancer, il se lance dans la production et le trafic de méthamphétamine afin de laisser un pactole à sa famille après sa mort. Tout crapuleux et immoral qu’il devienne au fil des épisodes, c’est dans son camp que l’audience se range naturellement. L’ordre des choses est inversé : les antagonistes de Heisenberg sont bien sûr ses rivaux mafieux, mais aussi et surtout son beau-frère travaillant à la répression du trafic de drogue. On se plait à le voir de plus en plus implacable et violent, à constater sur son visage les marques de la détermination. Mais tout au long des 5 saisons, l’audience se demande surtout quelle sera la prochaine règle qu’Heisenberg transgressera. Comment « son » monde, et le nôtre par extension, seraient-ils modifiés en déplaçant certains curseurs moraux ?

Un policier sur la « thin blue line »

Le film policier, et plus encore le film de Mafia, se joue donc de nos repères moraux, notamment parce qu’il situe l’action dans une zone grise, cet espace tampon où Bien et Mal se côtoient. Et c’est le personnage du policier infiltré qui est tout indiqué pour jouer les équilibristes sur la « fine ligne bleue[4] », « terme originaire du Royaume-Uni et des États-Unis, qui est utilisé à l’échelle internationale par et à propos de la police pour sa mission de maintien de l’ordre public. C’est une limite qui garantirait que la société ne dégénère pas en chaos violent ou en anarchie[5]. » Justement dépourvu de son uniforme bleu, le flic infiltré adopte les mimiques des criminels afin d’entraver leurs entreprises illégales. Dans Donnie Brasco (Mike Newell, 1997) ou Les infiltrés (Martin Scorsese, 2006), les choix cornéliens auxquels les protagonistes sont confrontés mettent nos principes sous tension. Quelles seront les valeurs que ce flic décidera de bafouer pour atteindre ses fins ? Basculera-t-il dans l’autre camp ?

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Viggo Mortensen en flic infiltré dans la mafia russe, dans Les promesses de l’ombre (David Cronenberg, 2007)

À l’inverse, certains films proposent à leurs personnages de franchir la « frontière » dans l’autre sens. C’est le cas de Alejandro Gillick, incarné par Benicio del Torro dans Sicario (Denis Villeneuve, 2015) : associé à un cartel, il mène avec les autorités américaines une opération à la frontière mexicaine pour contrer un gang rival et asseoir sa vengeance. Les méthodes criminelles semblent ainsi tolérées par les Bons, quand le jeu en vaut la chandelle. Les études narratologiques dévoilent par ailleurs que « tout récit commence là où une situation équilibrée et harmonieuse est brisée ». Paolo Tortonese, chercheur en littérature, se réfère à Aristote pour le dévoiler. « Tous les récits se déclinent en quatre configurations élémentaires : un homme bon confronté à un évènement le faisant passer du bonheur au malheur, ou du malheur au bonheur ; ou bien un homme mauvais confronté à l’une ou l’autre de ces deux options. Le mal est ainsi au fondement de tout récit[6]. »

De manière logique, le public se passionne pour les allers et retours du Bien au Mal, des crimes de criminels aux crimes des autorités. Octroyer sa sympathie au Mal, pour l’audience, est aussi rendu naturel quand celui qui l’incarne est un outsider : le Joker (Todd Phillips, 2019) joué par Joachin Phoenix, est méchant, certes, mais c’est à cause de son parcours jalonné de rejet et de stigmatisation. Et c’est cela que le public retiendra de lui, transformant son grimage en symbole d’une variété de luttes sociales à travers le monde[7]. Raconter le Mal d’un personnage, c’est plus que jamais, dans les œuvres contemporaines, raconter le Mal de la société.

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Pochoir de Sebastián Piñera en Joker, peint à l’extérieur du campus principal de l’Université catholique de Santiago, lors des manifestations de 2019 (Wikimedia).

Sexy bad boys  

Dans leur immense majorité, les héros mafieux sont des hommes. Les personnages féminins ne sont que périphériques. On peut, sans trop de risques, considérer que le public ciblé par les grandes firmes de production cinématographique quand il s’agit de représenter la violence des gangs et des cartels (ou la violence tout court) est un public jeune et masculin. Souvent « stylés », les criminels sont sûrs d’eux, ténébreux. Dans Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992), ou Peaky Blinders (Steven Knight, 2013 – 1022), le costume tiré à quatre épingles est de mise. Cela ne rend pas les criminels plus discrets, mais en endossant l’accoutrement du pouvoir politique ou capitaliste espèrent-ils peut-être en aspirer la respectabilité sociale. Ces personnages banalisent la violence sexiste[8][9] et offrent un réservoir de références (toxiques) pour des jeunes qui éprouvent leur virilité ou leur place dans la société. Cette récurrence fait du film de gangsters un bon observatoire des stéréotypes genrés problématiques.  

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Peaky Blinders (Steven Knight, 2013 – 2022)

Les films de gangsters permettent de pénétrer un monde tout en trompe l’œil. Les apparences sont centrales : elles symbolisent le pouvoir, et édulcorent la violence implacable que les personnages déploient. Pour les mafieux, afficher les oripeaux d’une richesse extrême est aussi un pied de nez adressé à la police et à la société. La scène du mariage dans Le Parrain (Francis Ford Coppola, 1972) en est la représentation parfaite : scrutées par la police avec une feinte discrétion, les familles endimanchées défilent pour féliciter le jeune couple et distribuent les enveloppes garnies de billets avant de déguster quelque spécialité sicilienne.

À qui profite le Mal ?

Les méchants qui nous touchent sont ceux qui rendent une forme de justice. Dans Une après-midi de chien (Sydney Lumet, 1975), par exemple, le braqueur incarné par Al Pacino a besoin d’argent pour payer l’opération chirurgicale de réassignation sexuelle de son épouse transgenre Leon. Mais les gangsters ne se battent pas que pour leurs proches. Certains œuvrent à plus de justice sociale, feinte ou sincère, comme Oz Cobblepot dans Le Pingouin (Lauren LeFranc, 2024), qui applique à sa manière les théories marxistes au trafic de drogues. Les mafieux protègent et nourrissent leur clan. Ils intiment à une société qui ne leur offre – à eux et à ceux qui partagent leur condition – ni sécurité, ni prospérité, qu’ils en transgresseront alors les principes. Ou plutôt qu’ils en adopteront les usages (ultra capitalistes), en s’affranchissant des convenances morales. Pour François Jost, « dans ce monde noir, le méchant ne s’oppose pas au bon pour une raison bien simple : il n’est pas le seul à porter des valeurs négatives[10]. » Au fond, semble nous dire la pop culture, quoi de plus « juste » que de voler dans un monde de voleurs, d’être mauvais dans un monde violent, de trafiquer dans un monde qui a pris le Marché comme boussole ?

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Sonny (Al Pacino) s’attire la sympathie de ses otages pour la cause qu’il défend, dans Dog Day Afternoon (Sidney Lumet, 1975)

Le bandit brandit un miroir déformant à la société. Elle le craint et le traque, mais la mise en récit de ses « exploits » remplit aussi une fonction, notamment pour les larges groupes sociaux oubliés de nos sociétés[11]. En agissant mal, le bandit pointe souvent un Mal plus grand, dont sa communauté est victime. Robin des bois vole aux riches, mais dénonce au fond l’avarice généralisée dans la société capitaliste, inégalitaire. Dès qu’un voleur endosse son costume (comme les braqueurs de casino dans Ocean 11 ou les cambrioleurs dans Casa de papel), il s’attire la sympathie du public.

Mais il est interpellant de constater que, quelles que soient les circonstances atténuantes ou le code d’honneur des gangsters, le cinéma les envoie dans le mur : la morale est préservée, et le criminel finit entre quatre planches.

Une figure médiatique à mettre en perspective

Questionner les normes et leur transgression pour définir et redéfinir son propre rapport au Bien et au Mal, c’est une étape importante de la construction de soi. S’appuyer sur des personnages fictionnels pour le faire n’est pas problématique en soi. Pour l’éducation aux médias, c’est même une opportunité. Elle peut se saisir de ces héros et leurs agissements pour mettre collectivement en débat les récurrences les plus problématiques (notamment la violence sexiste omniprésente), et la manière dont elles infusent d’autres sphères médiatiques et sociales. Questionner le film de gangsters, c’est aussi identifier les tiraillements éthiques qui animent les gendarmes et les voleurs, et ce qu’ils disent de nous.

Ce qui devrait plus globalement inquiéter nos sociétés n’est pas que les jeunes portent des t-shirts de Tony Montana, héros de Scarface. Mais plutôt qu’ils se retrouvent toujours autant dans cette figure d’entrepreneur qui, parti du bas de l’échelle sociale, gravit par ses crimes une montagne de billets pour finir criblé de balles. Ces parrains mafieux fictionnels sont peut-être plus inoffensifs qu’une absence de « rôles modèles » médiatiques positifs et de perspectives enthousiasmantes pour les jeunes de nos « quartiers populaires » (et pour bien d’autres groupes sociaux fragilisés).

Cette analyse est le fruit d’une recherche réalisée dans le cadre d’une intervention sur l’imaginaire du mafieux et des trafiquants, ayant pris place dans une matinée de réflexion intitulée Deal de rue et consommation – Échanger, comprendre et agir ensemble organisée par MOVE asbl.


[1] François Jost, Les nouveaux méchants : quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Bayard, 2015, p19.

[2] Pour le réalisateur Pierre Chemin, réalisateur du film Toutes ces histoires qui nous racontent, le cinéma annihile d’ailleurs une richesse offerte au public dans les contes et la transmission orale : « Quand on écoute une histoire, on peut incarner tous les personnages, choisir à qui on s’identifie, et changer en cours de route. Dans les films, cette dimension plurielle disparait. »
Brieuc Guffens, Tradition orale et contes merveilleux : une rupture de la transmission ?, Média Animation, 2023.

[3] François Jost, Op. Cit., p11.

[4] Voir à ce sujet :
Brieuc Guffens, Bavures et crimes racistes : le cinéma du côté de la police ?, Média Animation, 2024.

[5] Source : Wikipedia

[6] Paolo Tortonese (propos recueillis par Lou Héliot), « Il y a de la jouissance à observer le mal du point de vue du mal », Le 1 des libraires, printemps 2025. 

[7] Harmeet Kaur, In protests around the world, one image stands out: The Joker, CNN World, 03/11/2019. https://edition.cnn.com/2019/11/03/world/joker-global-protests-trnd/index.html

[8] Chloé Thibaud, Désirer la violence : Ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer, Les Insolentes, 2024.

[9] Amandine Fossoul, Les dangers de la fascination pour les bad boys de la pop culture, Bruxelles, RTBF, 24/05/2025. https://tinyurl.com/3e6umwe5

[10] François Jost, Op. Cit., p112.

[11] Pour explorer plus avant « l’histoire mouvementée du banditisme social », lire :
E.J Hobsbawm, Les bandits, Paris, Éditions La Découverte, 1999.

18 septembre 2025  ·  Dernière mise à jour le 18 septembre 2025