Numérique, l’école pour réduire les fractures ?
L’école se trouve au centre des enjeux éducatifs liés à « cette société qui change avec et autour d’elle », aux importantes mutations sociales, aux profondes et durables modifications dans l’apprentissage, toutes apportées par ces fameux nouveaux outils d’informations et de communication - en abrégé « NTIC ».
Ces enjeux nécessitent que l’on s’y intéresse de près, au risque de voir nos systèmes d’apprentissage générer une fracture croissante entre eux-mêmes et la société, dont ils restent pourtant le principal levier. La société numérique impose qu’on l’apprenne, autant sur le plan de la recherche de l’information que de la communication de soi. Ce sont là les deux piliers du web : le web 1.0 et celui de google, le web 2.0, celui de Facebook.
Nous apprenons toujours, mais nous n’apprenons plus comme avant. Chaque civilisation a basculé dans un autre monde au gré des innovations technologiques, au fil des modes de transmission du savoir. De l’imprimé à l’écran, de la plume au clavier, de Gutenberg à Google, de l’analogique au numérique, de la tablette en argile à la tablette tactile, du manuel pédagogique au smartphone, c’est bien plus que d’un changement d’outils qu’il s’agit : le média transforme son contenu et les manières d’apprendre, et de manière plus globale, le statut des gens, des communautés, des idéologies qu’il contribue à façonner. Mais aussi, d’un point de vue inversé, la société crée et invente les outils d’information et de communication dont elle a besoin.
Quatre moments-clés en marquent le cours :
Invention de l’écriture, Sumer et Egypte, 4e millénaire avant notre ère. La conservation de la parole répond aux exigences pragmatiques d’une organisation sociale sédentarisée : il faut tenir des comptes, codifier des lois, transmettre un patrimoine à une population qui se fixe. le savoir collectif est consigné par écrit et transmis oralement par une élite instruite et séparée du peuple, au-dessus de laquelle plane une ou plusieurs divinités. Le savoir est d’origine divine, sa transmission est sacrée.
Une deuxième révolution intervient, avec l’invention de l’imprimerie, dès 1450. Elle répond à de grandes mutations démographiques, des moyens de transports plus rapides permettant les déplacements lointains. Le savoir impose qu’il soit diffusé plus rapidement, à plus grande échelle, à plus faible coût. La transmission des connaissances se fait plus égalitaire (avec l’apparition de l’instruction publique). Le savoir est contenu dans un livre – l’Encyclopédie. L’enseignement est dirigé vers les citoyens-lecteurs, égaux en droits et devoirs. Les lois, scientifiques cette fois, s’appliquent à tous de manière égale. La transmission pyramidale du savoir culmine avec la généralisation du manuel pédagogique, à disposition à la fois des professeurs et des élèves, animés par le dogme de la science et du progrès.
La troisième révolution est celle des mass-médias, et du multimédia, donnant accès à un monde d’images et de sons. Ces inventions modifient elles aussi la manière d’accéder au savoir. La société exige la transparence du monde dont les limites géographiques sont désormais fixées. Les individus réclament d’y avoir accès en temps réel et d’exercer un contrôle sur celui-ci (la fameuse métaphore de la fenêtre ouverte sur le monde). Dans nombre de ses usages, notamment scolaires, Internet reste un mass-média (incarné par la fameuse « salle informatique » dans les écoles), selon le modèle du producteur d’informations à destination d’une masse de consommateurs. Mais chacun de ceux-ci peut en avoir un usage très différent de ses pairs, y inclus l’enseignant. De cette école d’essence livresque et structurée au milieu d’un monde de culture visuelle, beaucoup se détachent, d’autres réclament et obtiennent de fortes évolutions dans le rapport enseignant-enseigné. L’enseignant hiérarchique et le livre centralisateur comme seules sources, verticales, de savoir légitime et d’apprentissage ont vécu. Le relativisme des connaissances est né.
Avec l’apparition des smartphones et du web 2.0, et plus généralement de la portabilité numérique, à l’orée du troisième millénaire, c’est à la généralisation de la disponibilité et de l’immédiateté, à la fois du savoir et de la présence de l’autre, que l’on assisite. La transmission des savoirs s’effectue de manière désormais horizontale, de pair en pair, via les smartphones, échappant de ce fait à une mise en perspective, une organisation des connaissances. En situation d’apprentissage, les acteurs sont potentiellement confrontés à la concurrence et à la vitesse. La portabilité numérique enraie l’ancienne distinction sociale entre ceux qui étaient informatisés et ceux qui ne l’étaient pas. La classe n’est plus un lieu distinct du monde, dans laquelle les compétences, le savoir, les compétences descendaient uniformément du professeur et du tableau noir (ou blanc) vers les élèves. Munis de leurs smartphones ou tablettes numériques, les apprenants peuvent échanger sur le contenu de la matière ou le menu de la cantine (la distraction n’est pas un phénomène nouveau). Ils obtiennent les réponses, valides ou invalides, aux questions qu’ils se posent, en temps réel. Ils peuvent également contrôler les dires de l’enseignant, voire suppléer aux zones d’ombre laissées par celui-ci, compléter ce que le volume disponible de sa mémoire veut bien lui allouer. L’enseignant ne peut plus asseoir son autorité sur la seule base d’une somme de connaissances accumulées.
Désormais, l’apprenant dispose en poche d’une formidable et chaotique banque de données, bien plus importante que ce dont le professeur, la classe, la bibliothèque, l’école, peuvent contenir. Et surtout, il peut interagir avec le monde en général, de manière immédiate, sans attendre qu’une salle informatique soit disponible.
Certes, la portabilité numérique, en mettant immédiatement les savoirs à portée de main, affaiblit les intermédiaires et la légitimité des connaissances en cours d’acquisition. Pour autant, l’enseignant est remis face à l’acte d’enseigner. Elèves et professeurs sont disposés à quasi-égalité devant une somme de savoirs quasi infinie. Davantage qu’auparavant, l’enseignant doit organiser et hiérarchiser les connaissances, les mettre en perspective, faire des liens entre elles, aider l’élève-apprenant à chercher, à trouver, à critiquer, à valider, à synthétiser, à s’approprier, à communiquer les sources du savoir requis par l’institution scolaire. Car nous n’étudions plus comme avant. Dans « Pris dans la Toile, L’esprit au temps du web » (Gallimard, Le débat, 2012) , Raffaele Simone distingue deux systèmes d’apprentissage, ce qu’il nomme « endopédia » et « exopedia ». Par « endopedia » (éducation à l’intérieur), il désigne les formes d’apprentissage traditionnel. Par « exopedia » (éducation à l’extérieur), il désigne les formes nouvelles d’apprentissage via internet et les médias en général.
Pour l’auteur, dans le système endopédique, le savoir est dispensé en vase clos. Il est validé au gré d’une série de légitamitions et de garanties fortes : les lieux symboliques de l’école, de la bibliothèque, l’enseignant, et en amont, le manuel pédagogique et les programmes scolaires. Le système exopédique, lui, désigne tout l’apprentissage acquis en dehors de l’enceiente de l’école, valorisant l’expérience directe du monde, les contacts extérieurs, l’expérience personnelle, par un accès technique aux sons, aux images, aux relations sociales multiples. Trois fractures centrales existent entre le système d’apprentissage scolaire classique et l’apprentissage spontané numérique :
1. L’apprentissage endopédique, traditionnel, est systématisé. Il est organisé. Cette organisation repose sur la hiérarchie établie entre les notions et les concepts, principaux, secondaires, entre lesquels se tissent des relations complexes. A l’inverse, dans l’apprentissage exopédique, sans guide, l’accès aux sources du savoir se produit de manière erratique, non organisée, disjointe, non reliée : l’apprenant se pose une question, obtient une réponse, s’en pose de nouvelles et, de surf en surf, bricole une vision personnelle de la matière, qui peut être fragmentaire, juxtaposée et multiple.
2. L’apprentissage endopédique est de nature encyclopédique. L’élève est confronté à une somme de savoirs organisés en disciplines, jugées indispensables à la construction d’un individu doté d’une culture et de savoir-faire dits « généraux ». Dans l’environnement numérique, l’élève, s’il n’est pas accompagné par un professeur, conçoit son apprentissage de manière opportuniste, réglée par le régime de l’utilité. Il ne cherche que ce qu’il veut trouver, voire même, il ne cherche que ce qu’il sait déjà, au milieu d’un stock de données disponibles dans une masse de données inutiles.
3. Enfin, troisième ligne de fracture, l’apprentissage endopédique repose sur une vision cyclique et progressive des matières enseignées. A chaque âge correspond une augmentation linéaire des compétences, des savoir et des savoir-faire. L’apprentissage exopédique se fonde davantage sur une question d’envie et de désirs : l’apprenant acquière de nouvelles compétences au moment où il le souhaite, sur une base volontaire, libre et autonome.
Pour faire face à ces trois franches oppositions dans la manière d’apprendre à appréhender le monde, l’enseignant doit faire face à cette nouvelle donne : faire de l’élève autant un chercheur habile qu’un savant structuré : c’est une première fracture numérique, entre culture du livre et celle de l’ordinateur. Elle n’est ni générationnelle, ni sociale. Elle est constitutive des supports d’apprentissages. Pour l’école, le défi est majeur, car elle doit trouver et opérationnaliser le juste terme entre ces oppositions duelles, entre Gutenberg et Google. Cette opposition n’est pas ancienne. Elle coexistait déjà au cœur même de l’enseignement. Dans l’école de Freinet, on postule que « Si l’école était parfaite, elle irait triomphalement à la vie et se réaliserait au sein même de cette vie » [1] Dans celle de Milner, on objecte que « dans une société, il existe des savoirs et ces derniers sont transmis par un corps spécialisé dans un lieu spécialisé » [2]
Mais les fractures auxquelles l’école doit faire face ne reposent pas seulement sur la mise en oeuvre des apprentissages. Le web 2.0, celui de Facebook et des autres réseaux sociaux, la manière dont on y gère son identité, sont porteurs d’autres clivages.
Pour beaucoup, l’identité numérique serait sommée de transposer l’identité civile et sociale « in the real life » d’un individu dans le monde numérique, dit « virtuel ». Pourtant, les deux ne coïncident pas. Ce que l’on montre de soi sur Internet n’est pas une traduction fidèle de ce que nous sommes dans le monde physique. On pourrait écrire si l’on ne craint pas le hold-up sémantique, qu’il s’agit ici d’une identité « augmentée » d’un récit, une « mise en scène de soi » qui a ses spécificités.
L’identité numérique recoupe en partie et complète l’identité physique, faisant de l’identité dite virtuelle une identité choisie. On peut identifier l’identité affichée, mêlant une identité catégorielle (les réponses daux questions formulées au moment de l’inscription dans un réseau social) ; une identité travaillée, à travers laquelle les utilisateurs se mettent en scène en mobilisant leurs ressources, publications, choix de musiques, diffusion de films ou photos ; une identité sociale, à travers laquel les utilisateurs exposent leurs amis ou relations numériques. Enfin, outre l’identité affichée, il faut aussi citer l’identité héritée, somme de toutes les traces laissées par d’autres, à propos de l’utilisateur.
Les productions dans ces niveaux niveaux identitaires élaborent l’identité numérique, puzzle assemblé aux autres puzzles élaborés dans les différents sites web ou réseaux sociaux utilisés. Le sens commun établit une nette démarcation entre l’identité réelle et celle des écrans. Depuis quelques années, l’idée que le numérique serait un espace « faux » commence à être largement repensée. Internet est un lieu matériel, réel, où nous interagissons, en obéissant à des codes spécifiques. L’école doit apprendre à s’y retrouver, à éduquer aux nouveaux codes relationnels, notamment pour y mettre du sens, aider les élèves à situer leur place et leur action dans le monde.
L’école a bien pour mission de digérer cette double tension : celle liée au web1.0, en matière d’apprentissage et d’information ; celle liée au web 2.0, en matière d’identification de communication de soi. Cependant, lemonde éducatif doit faire face à différents freins pour réduire cette double fracture. On peut en dénombrer cinq principaux :
1. Une focalisation souvent excessive sur les enjeux problématiques des réseaux sociaux numériques, davantage que sur les opportunités que ceux-ci peuvent offrir.
2. Le transfert de certaines responsabilités éducatives de la famille vers les enseignants, qui peuvent avoir l’impression de sortir de leur rôle.
3. Certaines disparités dans la formation des enseignants, en matière d’éducation aux médias en général, voire en matière d’usage des technologies.
4. Une variabilité des accès aux outils informatiques. Pour certains enseignants, la « salle informatique » reste à la périphérie géographique ou symbolique des lieux de formation habituels. Alors que l’évolution des usages rendent utile la souplesse d’accès aux contenus informatiques.
5. Une confusion entre « éducation par les médias », au service de savoirs ou de compétences disciplinaires, et « éducation aux médias » ayant l’analyse du média comme finalité.
L’enjeu pour l’école est d’éduquer les jeunes aux réseaux sociaux numériques. En effet, pour le futur adulte, il est important d’apprendre à développer, ici, comme ailleurs, ce que Pierre Bourdieu appelle « un capital social » à des fins d’intégration et de citoyenneté responsable. Cette appropriation doit être : technologique et culturelle, de sorte que le jeune assimile les processus technologiques et culturels des réseaux sociaux et leur impact dans la communication en lien avec la vie réelle ; cognitive, afin de développer chez lui la compétence de validation des contenus échangés ; sociale, pour qu’il développe une manière de se positionner par rapport et à l’intérieur d’un groupe ; et enfin, éthique, pour développer un questionnement en matière d’intimité, de vie privée, le dialogue et la compréhension mutuelle.
L’enjeu de ces apprentissages est au fond, au delà de la réduction des fractures numériques, de s’interroger plutôt sur la place que le numérique peut ou doit avoir au sein d’une une société plus juste et plus émancipatrice, sur le rôle d’une école qui accompagne les transformations de notre société.
Yves Collard
Février 2016
Publié dans En Question N°116 : Naviguer à l’ère numérique, Centre avec, février 2016, www.centreavec.be/site/en-question-n-116-naviguer-a-l-ere-numerique
[1] Cl. Freinet, “Pour l’école du peuple”, Maspéro, 1969, p.85.
[2] J.Cl. Milner, “De l’école”, Seuil, 1984, p.9