Facebook : ami ou ennemi des mobilisations sociales ?
Depuis sa création en 2004, le plus célèbre des réseaux sociaux ne cesse de faire parler de lui. Son impact sur la vie privée, son modèle économique, son rôle politique, social,… les débats qu’il alimente ne diminuent en rien sa popularité. Qu’on l’aime ou qu’on le haïsse, il rassemble plus de deux milliards de profils dont plus de la moitié sont quotidiennement actifs [1]. Dès lors, quand il s’agit de chercher à mobiliser les publics, est-il raisonnable ou même possible de s’en passer ? Et s’il faut l’utiliser : au risque de quels travers ?
Les réseaux sociaux numériques (RSN) tels Facebook ou Twitter ne cessent de démontrer leur capacité « virale ». Dernière démonstration en date : les mobilisations contre le sexisme dont les fers de lance ont été les hashtags #balancetonporc (essentiellement sur Twitter) et #metoo (en particulier sur Facebook). En quelques heures, ces mots-clés ont contribué à libérer la parole autour du sexisme ordinaire et à le placer au cœur des débats, au moins pour un temps. Plus largement, de nombreux mouvements ont profité des RSN pour se concrétiser dans la rue. 2011 est sans doute l’année charnière lorsque les Printemps arabes, le mouvement des Indignés et Occupy Wall Street surgissent dans l’actualité sans avoir été anticipés et souvent, dit-on, à la faveur de ces nouveaux moyens de communication. Depuis , d’Istanbul (2013) à Hong Kong (2014) la liste de mouvements similaires s’allonge et le rôle des RSN, et en particulier de Facebook, est systématiquement souligné [2].
La contestation « flash »
En avril 2016, le mouvement Nuit Debout prend une ampleur inattendue à la faveur des manifestations françaises contre la Loi travail. Les outils numériques accompagnent son développement et il fait des petits jusqu’en Belgique où un mouvement similaire, mais plus modeste, s’installera pendant quelques semaines sur Le Mont des Arts à Bruxelles. À cette occasion, Facebook démontre une fois de plus son impact car c’est au départ d’un évènement et d’une page créés la veille que la première Nuit Debout bruxelloise s’organise. A l’initiative privée d’une poignée de personnes indépendantes de mouvements structurés [3], la première « nuit » rassemble près de 400 « deboutistes » et aura, selon les calculs de Facebook lui-même [4], touché plus de 200 000 personnes sur le réseau, contribuant ainsi à sa notoriété. À la faveur de la médiatisation du mouvement français, elle est relayée dans les médias belges. La page atteint rapidement les 5000 « j’aime » et les rassemblements des jours qui suivent connaissent un bref engouement fortement soutenu par le bouche à oreille digital. Comme en France, les débats sont diffusés sur Périscope [5] et commentés sur Twitter.
Une mobilisation aussi rapide et notoire aurait-elle pu voir le jour sans un RSN tel Facebook ? Les moyens traditionnels (mobilisation de réseaux activistes, tracts, affichage…) auraient-ils produit le même résultat ? Il aurait certainement fallu plus de temps, d’efforts et de moyens que le buzz d’un évènement Facebook. Ce succès n’est pas isolé : de nombreuses initiatives citoyennes se déploient via Facebook au point de rendre tout autre moyen de promotion superflu [6]. Pour certaines associations, disposer d’un site web propre semble inutile : le réseau californien satisferait à lui-seul aux besoins de communication [7]. Mais si le rapport à Facebook semble produire des effets tangibles et répondre aux besoins de ces associations, quelles sont les limites et risques de cette relation fusionnelle ?
Première objection : tout le monde n’a pas Facebook. Si la Belgique compte plus de 7 millions de comptes actifs, cela met sur le carreau pas loin de 40% de la population [8]. En outre, n’y a-t-il pas une incompatibilité de principe entre des contestations et l’outil d’une multinationale quasi monopolistique qui collabore avec les dispositifs de surveillance politique de masse [9] ? Si ces questions sont importantes, il s’agira ici de questionner d’autres phénomènes liés à l’usage militant de Facebook et des RSN aux principes similaires.
L’instant présent contre la pérennité
Excellent outil de promotion d’un évènement ou d’un concept, Facebook s’avère plus problématique lorsqu’il s’agit de travailler en son sein. La Nuit Debout bruxellois s’étant constituée grâce à la plateforme, c’est assez naturellement (malgré la création d’un forum dédié à l’évènement) que les participants s’y sont retrouvés pour commenter le processus et participer à ses suites. Des « groupes » spécialisés se créent, parfois sur initiatives individuelles. Les intéressés les rejoignent et participent aux échanges. Or, le système Facebook encourage ces interactions qui sont au cœur de son modèle. Chacun est constamment invité à réagir : « liker », partager, répondre. Les « posts » apparaissent dans les fils d’actualité, des fenêtres s’ouvrent lorsque des discussions s’engagent et vous concernent. Ce système présente un intérêt majeur : l’activité militante s’insère dans une interface habituelle et maîtrisée. Il n’est pas nécessaire d’apprendre le fonctionnement d’un autre système ni même d’avoir à penser à s’y rendre. Le « réflexe » Facebook est pour beaucoup quotidien, voire constant : le réseau social s’invite sur nos terminaux au bureau ou à la maison, fixes ou mobiles. L’activité militante surgit et s’impose dans le flux communicationnel ordinaire.
Mais ce qui est un avantage peut vite tourner à l’obstacle car cette interaction se masque elle-même. Une nouvelle conversation enterre l’ancienne dans les profondeurs du système. Sur Facebook, chercher des archives peut s’apparenter à mener une fouille archéologique muni d’une brosse à dent. Le moteur de recherche est simpliste, le temps d’affichage des anciens commentaires est lent, le classement des objets n’est pas modifiable. Le nouveau ne s’additionne pas à l’ancien, il le remplace. Et c’est logique : pour un site dédié à l’interaction, il est préférable que les utilisateurs recommencent une discussion plutôt que d’avoir accès à des archives bien ordonnées. Le classement antéchronologique (le récent d’abord) typique des réseaux sociaux ne s’accommode pas d’une arborescence thématique plus complexe.
Difficile dès lors pour une organisation de capitaliser des acquis sur cette plateforme dont la facilité concurrence pourtant des outils qui seraient de ce point de vue-là plus pertinents (forums de discussions, wikis et autres Slack [10]...). Paradoxalement, le système fait alors obstacle au développement d’une activité qu’il aura pourtant contribué à faire naître, du moins si cette activité vise à faire autre chose que surgir dans l’actualité.
Entre Grand soir et lolcats
L’autre biais de ce système réside dans la compétition qu’il organise entre les sujets. Si la participation à un mouvement s’insère désormais dans le quotidien numérique, rien ne la distingue des blagues entre proches, des photos de vacances et de la sortie du nouveau Star Wars. L’activité militante n’a plus rien de spécifique, elle est un thème interactif comme un autre et entre en concurrence avec l’ensemble du flux personnel. Or, la manière dont Facebook attire notre attention sur tel ou tel publication est en soit opaque. Elle dépend d’une série d’algorithmes qui calculent pour l’essentiel l’intensité des interactions. Autrement dit, si je démultiplie les réactions à l’égard d’un « ami » ou des publications d’un groupe, leur présence sera renforcée, au détriment d’autres publications. C’est cette idée de renforcement des habitudes qui est désignée par le concept de « bulle de filtres » [11].
À moins d’être engagé de manière forte dans les interactions liées à un mouvement social, celui-ci risque de s’estomper de l’interface. Pour contourner ce phénomène, il faudrait se constituer un autre compte dédié à ce type d’usage ou soutenir la communication militante pour qu’elle resurgisse constamment ce qui peut conduire à en modifier la dynamique. Cet environnement qui organise la compétition de l’attention pour en tirer profit peut aussi donner l’illusion qu’une activité focalise l’attention d’un grand nombre, alors que sa visibilité est inégale d’un utilisateur à l’autre. La tentation pourrait être grande de recourir au système de « boost » de Facebook. Moyennant quelques euros, une publication gagnerait en visibilité et en interaction. Le moyen de la mobilisation deviendrait en quelque sorte sa propre fin.
Une militance émoticône ?
Pour le sociologue Geoffrey Pleyers, la dynamique des mouvements sociaux récents s’appuie sur l’engagement personnel plutôt que sur des mobilisations structurées par des organisations classiques, syndicales ou politiques [12]. L’alteractiviste contemporain s’engage en son nom propre et s’implique affectivement selon son éthique. Ce phénomène peut se mesurer à la dimension locale et citadine où l’occupation de places publiques (Tahir, Taksim, Wall Street, Syntagma, République ou Mont des Arts) tient lieu de geste fédérateur adressé aux habitants comme citoyens localement concernés. A ce titre, Facebook et les RSN, correspondent bien à un engagement plus individuel où l’activité militante se déploie dans un espace à la fois personnel, « mon Facebook », et public pour lui donner du sens.
Ce modèle qui s’appuie sur l’affectif et la subjectivité résonne avec ces interfaces qui misent précisément sur l’engagement et l’affirmation de soi pour affiner leur modèle économique qui consiste à vendre des profils pointus à des annonceurs [13]. Les « emojis » rieurs, en larmes ou fâchés se donnent comme des moyens d’expression de l’engagement. Nous sommes en permanence invités à réagir plutôt qu’à répondre. Au fond, il s’agirait plutôt de se définir soi-même que de co-construire un collectif.
Faire retour sur le numérique ?
L’instantanéité de la mobilisation, l’interaction en temps réel, l’engagement quotidien et affectif constituent à la fois des atouts et des obstacles susceptibles de peser sur le cours des choses. Pour le sociologue Dominique Cardon, grâce à Internet, le public s’est émancipé : « Il prend la parole sans qu’on le lui demande. Il s’expose sans vergogne pour créer de nouveaux liens sociaux. Il produit des connaissances sans s’en remettre à d’autres. Il définit lui-même les sujets dont il veut débattre. Il s’organise [14]. » Cette vision enthousiaste a trouvé dans les mouvements récents des illustrations spectaculaires.
Mais les nouvelles technologies ont des effets paradoxaux. Si la volonté de changer radicalement la société est au principe des récentes mobilisations, il est frappant qu’elles s’appuient sur Internet sur des pratiques banales et intégrées aux mécanismes qu’elles sont susceptibles de contester. Si Facebook favorise les mobilisations au point d’apparaître comme un outil indispensable, la critique sociopolitique qui en découle devrait s’exercer sur cet outil numérique en dépit du fait qu’elle y a pris naissance et grandit. En somme, la vigueur d’un mouvement pourrait se juger autant à l’aulne de son ampleur et de sa perpétuation qu’à sa capacité à susciter des usages qui émanciperaient des routines sociales, y compris numériques.
Daniel Bonvoisin
Cet article est également paru dans le Beep n°2 publié par la FESEFA : http://www.fesefa.be/2017/12/06/beep-n2/ (décembre 2017)
[1] Facebook Reports Third Quarter 2017 Results, Facebook.com, 1er novembre 2017, https://investor.fb.com/investor-news/press-release-details/2017/Facebook-Reports-Third-Quarter-2017-Results/default.aspx
[2] Bien qu’on parle facilement de « révolutions 2.0. », ce rôle est parfois complexe à établir. Lors des Printemps arabes, certains pays comme la Lybie offraient un taux de pénétration d’Internet tellement faible (5%) et réservé aux élites du régime que son impact n’a pu être déterminant.
[3] Contrairement aux Nuits Debout françaises qui ont été préparées au sein d’associations constituées autour notamment du rédacteur en chef et réalisateur de Merci Patron ! François Ruffin et de l’économiste Frédéric Lordon, « dossier » Nuit debout, Fakir, www.fakirpresse.info/-nuit-debout-
[4] A travers l’évaluation du « reach » ou de la « portée », c’est-à-dire le nombre de personnes confrontées d’une manière ou d’une autre à l’information au sein de Facebook : Quelle est la différence entre les vues de la Page et la portée ?, Facebook.com, https://www.facebook.com/help/274400362581037?helpref=uf_permalink
[5] Un service de vidéo en direct appartenant à Twitter, Periscope, www.pscp.tv.
[6] Le succès de La plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés Bruxelles semble largement construit autour de sa page https://www.facebook.com/pg/plateformerefugiesbxl
[7] Ce phénomène ne se limite pas au monde associatif et s’observe à tout niveau au point de nourrir de sombres prévisions quant à l’avenir du Web : Annabelle Laurent, Internet est mort, vive le Trinet ?, Usbek & Rica, 8 novembre 2017, https://usbeketrica.com/article/internet-est-mort-vive-le-trinet
[8] Facebook : la Belgique franchit la barre des 7 millions de comptes actifs, Blog de Xavier Degraux, 7 novembre 2017, www.xavierdegraux.be/facebook-belgique-franchit-barre-7-millions-de-comptes-actifs
[9] Rapport des demandes gouvernementales, https://govtrequests.facebook.com
[10] Slack (slack.com) est une application propriétaire dédiée à l’organisation du travail dont il existe des alternatives libres : Framateam : libérez vos équipes des groupes Facebook (et de Slack), Framablog, https://framablog.org/2016/05/10/framateam-liberez-vos-equipes-des-groupes-facebook-et-de-slack/
[11] Sur ce concept et ses limites : Olivier Ertzscheid, Un algorithme est un éditorialiste comme les autres, Affordance.info, 15 novembre 2016, affordance.typepad.com/mon_weblog/2016/11/un-algorithme-est-un-editorialiste-comme-les-autres.html
[12] Geoffrey Pleyers, Engagement et relation à soi chez les jeunes alteractivistes, Agora débats/jeunesses, 2016/1 (N° 7), p. 107-122, https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2016-1-page-107.htm
[13] Camille Alloing et Julien Pierre, Le Web affectif une économie numérique des émotions, INA, Bry-sur-Marne, 2017, 122 p.
[14] Dominique Cardon, La démocratie Internet. Promesses et limites Seuil, Paris, 2010, p. 111.