Nudge : coup de pouce pour une main plus verte ?
Consommer, c’est aussi produire des déchets. Produire, c’est polluer. La plupart des consommateurs le savent. Pour autant, même s’ils sont de plus en plus et de mieux en mieux informés sur les conséquences écologiques de leurs comportements, les consommateurs ne se mobilisent pas à hauteur du volume de leurs connaissances. Pour tenter de faire face à l’immobilisme, aujourd’hui, il y a les nudges … véritables coups de pouce publicitaire, incitations non prescriptives ou culpabilisantes.
Le nudge, c’est une opération de sensibilisation marketing qui vise à remplacer les « Arrête de faire couler l’eau du robinet, tu vas assécher la planète ! » par des « Regarde comme ton voisin gère bien sa consommation d’eau ! » Bref, un encouragement plutôt qu’une sanction.
Changement climatique, problème sérieux ? La plupart des citoyens en sont convaincus. Mais un tiers d’entre eux seulement utilisent chaque jour un moyen de transport à faible émission de CO2. Un grand écart subsiste entre les bonnes intentions "vertes" et actions éco-citoyennes, entre conscience écologique et comportements responsables. Si bien que même si elle sait comment faire pour "mieux" se comporter et qu’elle est persuadée du bien-fondé de telles actions, ce n’est pas pour autant que la population va modifier ses comportements de consommation. Il y a comme un truc qui coince entre sensibilisation et passage à l’action ou modification de comportements.
Issus des principes de politiques de santé publique, les nudges, mis à la sauce écologique, sont dits « verts ». Ils sont opérationnalisés dans des campagnes de publicité, surtout dans les pays anglo-saxons, pour favoriser les économies d’énergie ou lutter contre la pollution, poussent les consommateurs à des alternatives responsables. Paradoxe : les techniques utilisées viennent donc du marketing, une discipline qui habituellement pousse à la consommation. L’antidote se trouve dans le poison, en quelque sorte …
Heureusement, il y a les nudges
Le concept de « nudge » a été introduit par Richard Thaler et Cass Sunstein [1]. Un nudge se définit comme « n’importe quel aspect de mise en scène de choix qui va modifier le comportement de gens dans un sens prévisible, sans interdire d’autres options » [2].
Un exemple, c’est la fameuse petite mouche collée dans la vasque des urinoirs, ou encore l’insertion d’une chips rouge à intervalle régulier entre des chips classiques conditionnées dans des tubes cartonnés, qui a permis d’en diminuer la consommation moyenne de moitié [3]. Autre exemple, le fait de mettre l’option « recto-verso » par défaut sur les imprimantes des universités ou dans les lieux de travail. Une pratique qui a fait économiser sept millions de feuilles de papier en un semestre à Rutgers University, la plus célèbre Université du New Jersey. Un autre exemple concerne la présentation des plats dans les cantines scolaires : là, le nudge consiste à placer les aliments sains au niveau des yeux, et les aliments moins bons pour la santé à l’arrière plan, dans le but d’encourager les options les plus saines.
Les nudges fonctionnent donc comme un « coup de pouce » incitant l’individu à prendre des décisions bénéfiques à l’intérêt général, sans être pour autant prescriptifs ou culpabilisants [4]. L’originalité des nudges réside dans cette vision « accompagnée », positive et quasi ludique de l’incitation aux changements de comportements.
Obstacles aux comportements éco-citoyens
Comme le montrent Witte et Morrison [5], un changement d’idée ne suscite pas forcement un changement de comportements, loin s’en faut. Pour ce faire, différents facteurs peuvent ou doivent jouer dans l’adoption ou non, la modification ou non, d’un comportement. Par exemple, des contraintes pratiques, la prise en compte que l’homme n’est pas un être rationnel, les connaissances qu’il possède, ses motivations, son estime de soi, ses croyances, sa culture, ses traditions, etc., la position des leaders d’opinion et surtout, le lobbying, le marketing, la publicité, les médias.
Les comportements responsables ont encore à faire face à d’autres obstacles que ceux liés à notre mode de pensée : les obstacles financiers, ceux liés à l’engagement, les sacrifices immédiats qu’un changement de comportement induit en vue d’une amélioration future, etc. Il faut aussi prendre en compte la pression exercée par les pairs et la crainte de la désapprobation du groupe. Même si on est objectivement d’accord avec les idées véhiculées par les écologistes, et qu’on connaît intellectuellement le bénéfice des comportements responsables pour l’environnement, le besoin d’approbation par le groupe de pairs est important. Les individus préfèrent ignorer des faits objectifs si ces faits s’opposent aux pratiques ou jugements du groupe plutôt que de mettre en péril l’intégration dans celui-ci.
En revanche, le besoin d’approbation va sans doute encourager certains (les plus « militants ») à s’inscrire dans des groupes d’action, de collectivités autour d’un intérêt commun (jardins collectifs, paniers d’achat produits locaux et naturels, Services d’Echanges Locaux (S.E.L.), …). Pour cela, le nudge agir comme un levier d’action au départ d’une décision prise, mais non encore suivie d’effets concrets.
Résistance au changement
Car dans la liste des obstacles au changement, il faut y ajouter la résistance : Nizet et Bourgeois [6] ont mis en évidence que tout adulte a spontanément besoin de conserver un équilibre acquis, de ne pas changer la situation dans laquelle il se trouve. Pour pallier cette homéostasie, le nouveau comportement devra souvent être obligatoire et surtout, introduit de l’extérieur.
Enfin, si beaucoup de personnes désirent changer de façon de consommer, dans une visée plus citoyenne, durable ou responsable, tous ne savent comment s’y prendre, par où commencer. Une deuxième phase du changement de comportement est plus pragmatique, elle nécessite la recherche et la proposition d’actions concrètes et opérationnelles.
L’adoption de comportements écologiques se heurte donc à de nombreux obstacles. Ces obstacles vont par ailleurs affecter l’efficacité de l’approche traditionnelle des campagnes de communication publicitaire.
Bien souvent les campagnes de sensibilisation se rapprochent des campagnes de culpabilisation, proposent peu de pistes d’actions concrètes. Bien que le fond de ces campagnes soit juste, elles peinent à mobiliser un public, désespéré d’agir avant même d’avoir commencé.
Aujourd’hui, la majorité des associations de défense de l’environnement se sont rendues compte de l’inefficacité de ces techniques. Elles tentent de devenir de plus en plus positives dans leurs campagnes publicitaires, cessant de pousser les gens à l’action en les effrayant à l’aide de scénarios apocalyptiques. Différents mouvements se sont créés dans ce sens, adoptent une vision positive de comportements écologiques accessibles à tous. Par exemple, dans une commune du Morbihan, en France, une campagne de communication positive a été lancée en 2012. Plutôt que de dire « Ne jetez pas vos déchêts », dix-neuf affiches ont présenté les bons gestes à acquérir. Leur originalité : elles mettent en scène des gens du pays. Le photographe s’est déplacé sur l’ensemble du territoire pour tirer quelques portraits de citoyens lambdas qui mettent en avant leurs petits gestes de prévention des déchets. Le concept se base majoritairement sur l’idée qu’il est possible d’agir facilement aujourd’hui en adoptant des comportements plus responsables « comme le voisin d’en face ».
La stratégie des nudges
Les nudges s’appuient sur différentes stratégies publicitaires ou marketing pour faire changer les comportements. Ces stratégies vont du stickering [7] à la facture d’eau électronique, ou indiquant votre évolution de consommation par des infographies. Elles peuvent être déclinées en quatre versions principales. D’abord, l’option écologique par défaut (lié à l’inertie au changement) : par exemple, on enverra d’office la facture d’eau par version électronique plutôt que sur papier ou encore, on n’offrira plus de sacs en plastique dans les supermarchés. Ensuite, la comparaison sociale (lié au besoin de tout individu d’être intégré au groupe) : dans le cas où on produirait, avec la facture, une comparaison de la consommation d’eau ou d’électricité entre voisins, ou moyenne en Belgique. Une troisième méthode repose sur le mécanisme de feedback. L’intérêt de cette technique repose sur le principe de retour sur investissement très important chez les adultes. Nizet et Bourgeois ont constaté que pour faire changer un adulte, il faut négocier avec lui et lui prouver que, comparé à l’investissement demandé, ce qu’il va recevoir en retour vaut la peine. Enfin, The Fun Theory. Il s’agit d’une méthode qui inciterait les gens à modifier leur comportement dans l’intérêt de la société, de manière ludique. Par exemple l’escalier peint en piano pour inciter les gens à prendre l’escalier plutôt que les escalators ou les pieds jaunes collés au sol et qui mène les gens jusqu’à la poubelle la plus proche.
Les nudges se veulent non-culpabilisants et non-prescriptifs. Mais le sont-ils vraiment ? Basés sur les sciences comportementales, certains y voient un concept potentiellement manipulateur. Les nudges fonctionnent pour améliorer les comportements mais sur quelle base, quels critères ?
Dures limites
Les nudges sont régulièrement associés voire créés par des sociétés privées comme la Fun Theory créée par Volkswagen. Quels sont les véritables objectifs de telles initiatives ? Ne s’agit-il pas de simple greenwashing ?
La deuxième limite importante des nudges verts réside dans leur impact supposé. Une fois l’effet de surprise passé, le risque de retour à la norme comportementale et aux anciennes habitudes est élévé. L’influence sur les comportements des consommateurs est de courte durée. Si on prend l’exemple de l’escalier peint en piano, qui nous dit que les gens vont continuer à prendre les escaliers une fois la campagne terminée ?
Ensuite, la technique des nudges verts se base sur la comparaison sociale. Le problème ici est double. D’une part, la comparaison ne fonctionne qu’à petite échelle (avec le voisinage mais non avec une ville entière) et d’autre part, la norme sociale fonctionne dans les deux sens : elle peut tout aussi bien pousser ceux qui consomment trop à consommer moins comme elle peut donner l’envie à ceux qui consomment peu de consommer plus. Tout le monde va tenter de converger vers la moyenne. De plus, notons que chaque individu à sa personnalité propre : certains ne veulent tout simplement pas se plier à la norme ou se moquent d’adapter à leurs comportements personnels des pratiques inspirées de l’écologie.
Enfin, les nudges verts n’incitent pas les consommateurs à réfléchir à leur façon de consommer et à la remettre en question. Il s’agit donc d’un mouvement d’incitation aux changements de comportements beaucoup moins engagé que n’importe quel autre.
Bref les méthodes liées aux nudges verts ne sont pas nécessairement plus efficaces que les autres. Après avoir sensibilisé le public, elles ne peuvent fonctionner sans lui donner les moyens d’agir. Ni sans avoir informé les consommateurs sur le fond de la problématique. L’un ne va pas sans l’autre. Les nudges verts, incitatifs, individuels et positifs ne peuvent être efficaces sans insertion dans des campagnes de sensibilisation plus globales et durables. Après tout, le nudge n’est qu’un « coup de pouce ».
Stéphanie Giot- Yves Collard.
Média Animation
Octobre 2013.
[1] R. H. Thaler and C.R. Sunstein, Nudge, Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, Yale, 2008.
[2] Idem, p.25.
[3] Des repères visuels pour nous aider à moins manger, Slate.fr, publié le 21/05/2012, http://www.slate.fr/lien/56425/etude-scientifique-reperes-nourriture-aider-manger-moins
[4] O.Oullier – S. Sauneron, Les nudges verts : De nouvelles incitations pour des comportements écologiques, Centre d’Analyse Stratégique, Paris, 2011
[5] K. Witte – K. Morrison, Intercultural and cross-cultural health communication : Understanding people and motivating healthy behavior’s » In R. L. Wiseman, « Intercultural communication theory (pp. 216-246) ». Thousand Oaks, Sage.
[6] J. Nizet – Et. Bourgeois, Apprentissage et formation des adultes, PUF, Paris, 1997.
[7] Il s’agit d’une technique de guerilla marketing visant à apposer des auto-collants (stickers) de manière sauvage, mais en des endroits stratégiques.